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était pauvre et passait pour fou. Réduit à se faire jongleur, il vint en Italie ; il y fut recueilli par Boniface de Montferrat, qui le créa chevalier et qu’il ne quitta plus : également heureux de le délasser, en temps de paix, par des chansons où ses exploits étaient rappelés et, en temps de guerre, de le suivre dans ses chevauchées ; passant, ainsi que lui, et avec la même facilité, du rôle d’un don Quichotte à celui d’un Robert Guiscard ; l’aidant avec une ardeur égale à protéger les femmes sans défense et à se tailler des fiefs à coups d’épée ; lui servant enfin, selon son énergique expression, « de jongleur, de chevalier, et de témoin[1]. »

Nous voici loin du misérable baladin de jadis, grand coureur de tavernes et de filles, qui s’en allait par les chemins, la vielle au dos et tenant en laisse quelque animal savant, réduit à se contenter, dans les châteaux qui s’ouvraient devant lui, d’une maigre hospitalité et des vêtemens hors d’usage. Le troubadour, expert en savantes combinaisons de rimes, tendait de plus en plus à se distinguer du jongleur, la profession libérale du servile métier. Certains troubadours, dédaignant de chanter eux-mêmes leurs vers, se faisaient accompagner de leur jongleur ; quelques autres, plus raffinés encore, semblent n’avoir eu que très peu de rapports directs avec le public et avoir vécu à peu près de la vie d’un moderne homme de lettres faisant de temps à autre quelques tournées de lucratives conférences. « Guiraut de Borneil, nous dit son biographe, allait en été par les cours, et l’hiver, il était à l’école et apprenait. » Qu’est-ce à dire, sinon qu’il se retirait chez lui pendant une partie de l’année pour y limer à loisir les chansons qu’il devait ensuite faire colporter par ses deux jongleurs ? C’était du reste un homme posé, ayant pignon sur rue, célibataire rangé et charitable : « Il ne voulut jamais prendre femme, et tout ce qu’il gagnait, il le donnait à ses pauvres parens et à l’église de la ville où il était né. »

Les troubadours, consciens de leur supériorité, étaient choqués de la confusion que l’on faisait encore parfois entre eux et leurs modestes auxiliaires. On connaît la supplique dans laquelle Guiraut Riquier demande à Alphonse X de Castille d’interdire que, dans ses États, l’on désigne par le même nom de jongleur

  1. Les trois lettres en vers où il a relaté quelques épisodes de cette aventureuse et fière existence comptent parmi les monumens littéraires les plus curieux que nous ait laissés l’ancienne littérature provençale. Elles ont été récemment publiées avec un soin extrême par M. Schultz-Gora.