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furent naturellement amenés à se régler : au Nord, ils composèrent surtout des chants belliqueux où étaient célébrés les exploits des ancêtres ; le Midi exigea des compositions plus en rapport avec la vie pacifique et brillante qui était la sienne.

Le meilleur moyen de nous convaincre de l’étroite relation qui rattacha, au Midi, la poésie à la vie sociale sera d’étudier brièvement la place qui fut faite aux poètes dans la société. À mesure que la civilisation méridionale se développe et s’approche de son apogée, nous voyons cette place se faire de plus en plus large et honorable ; du jour où cette civilisation est frappée de décadence, ils perdent peu à peu leurs privilèges et jusqu’à leurs moyens d’existence, et la poésie courtoise se tait.

Le premier pas que firent les jongleurs fut de pénétrer dans l’intimité de la vie seigneuriale, de s’immiscer dans le cortège du maître. Ce premier pas était accompli dès le début du XIe siècle. On a maintes fois cité le texte si curieux de Raoul Glaber où nous voyons la reine Constance amener avec elle à la cour du roi Robert une troupe de jongleurs. Ce texte est précieux, moins encore parce qu’il nous donne sur l’accoutrement des jongleurs des renseignemens fort précis, qu’en ce qu’il nous montre, par l’étonnement qui perce à travers les paroles de l’honnête chroniqueur, que la coutume de traîner derrière soi des histrions n’avait point encore pénétré dans la France du Nord. Au Midi, du reste, elle n’était point encore largement généralisée : de la biographie de deux des jongleurs les plus anciens, nous pouvons conclure que, s’ils firent partie de quelque masnada, ce fut à titre temporaire. Cercamon « courut le monde allant partout où on peut aller. » Marcabrun était un enfant trouvé, élevé par la charité publique, dont un seigneur, offensé dans ses vers, se débarrassa un beau jour par un sommaire assassinat. S’il eût été l’homme de quelque haut baron, on eût sans doute respecté en lui la propriété de son maître.

Bientôt, certains jongleurs surent se rendre indispensables ; quelques grands seigneurs n’hésitèrent point à gratifier d’un cheval, d’un harnachement et même du titre de chevalier le pauvre hère qui d’abord trottait pédestrement à leur suite. « Perdigon était jongleur…, fils d’un pêcheur. Par son talent et son intelligence, il monta en prix et en honneur, tant et si bien que le dauphin d’Auvergne le tint pour un de ses chevaliers, et lui donna terres et rentes ; et tous les nobles lui faisaient grand