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s’opéra ce progrès vraiment capital pour l’histoire littéraire ? Il est également difficile de le dire. Ce qui rend plus ardue la réponse à cette question, c’est que les premiers poètes connus sont précisément de très grands seigneurs, comme Guillaume IX et Èble de Ventadour. Faut-il admettre, comme ce fait semble nous y inviter, que c’est de la classe aristocratique que l’art de trouver descendit dans celle des jongleurs ? Nous ne le croyons pas : il nous paraît certain que l’idée de composer des vers ne serait pas venue aux grands seigneurs, s’ils n’avaient pas eu de modèles : ils ont dû trouver piquant de s’exercer dans un métier qui semblait si contraire à leur dignité et de montrer qu’ils y pouvaient exceller. Dès la fin du XIIe siècle, le mot « jongleur » impliquait, à côté d’autres talens, celui de faire des vers : Rambaut d’Orange nous dit, et il semble s’en divertir beaucoup, qu’on l’appelle jongleur : or il est évident qu’il n’était point de ceux qui montraient des chiens savans ou dansaient sur la corde raide. Il nous dit encore, dans la pièce même à laquelle nous empruntons ce renseignement, qu’on n’a point vu de poésie semblable à celle-là « ni dans ce siècle ni dans celui qui est passé. » C’est donc qu’au siècle précédent, on composait déjà des œuvres, sinon identiques, du moins analogues ; quels en eussent été les auteurs, sinon les jongleurs eux-mêmes ?

Mais il nous paraît évident, d’autre part, que c’est à leur contact avec la classe aristocratique que les jongleurs durent ce talent nouveau : il y eut de bonne heure en effet, parmi les seigneurs méridionaux, des esprits raffinés, — les subtilités de pensée et de forme auxquelles la poésie en arriva bientôt nous donnent la mesure de ce raffinement, — auxquels les exercices d’acrobatie parurent de médiocres divertissemens ; c’est pour eux que les jongleurs perfectionnèrent cette poésie toute spontanée qui dut sourdre dans les couches profondes du peuple, dès que la langue eut pris conscience d’elle-même.

Guiraut Riquier donne en somme une très satisfaisante réponse à la difficile question qui nous occupe, quand il dit : « La jonglerie fut inventée par des hommes de sens et des seigneurs de quelque savoir (notons l’exactitude de ce souvenir), pour divertir et honorer la noblesse parle jeu des instrumens. Puis vinrent les troubadours (c’est-à-dire en somme les jongleurs poètes), pour raconter les belles actions, louer les preux et les encourager à bien faire. » C’est sur le goût de leur public que les jongleurs