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durent prendre dans leur répertoire une place de plus en plus grande : les prédicateurs, en effet, condamnent les jongleurs, les conciles les excommunient. Or, il est évident que, s’ils se fussent bornés à des tours de prestidigitation, ils n’eussent pas encouru les foudres de l’Église. Les choses qu’ils débitent sont qualifiées de fabulæ inanes, obscena et turpia cantica. En 774, un jongleur (c’est un des premiers exemples du mot joculator) originaire de Lombardie fut admis devant Charlemagne à réciter des vers dont il était l’auteur. Alcuin déclare que l’homme qui accueille dans sa maison les histrions, mimes ou danseurs, y introduit en même temps une troupe d’esprits immondes. En 816, le concile d’Aix autorise les prêtres à assister aux noces, à la condition qu’ils quittent la salle avant que les « gens de théâtre » y aient fait leur entrée. Vers 850, Agobard, évêque de Lyon, flétrit un riche qui comble de largesses « les mimes, les histrions, les jongleurs immondes et vains, alors que les pauvres, membres du Christ, périssent de misère. » Hincmar de Reims recommande de ne point tolérer « les montreurs d’ours, les jongleresses (tornatrices), les gens qui débitent des bourdes grossières et des fables vaines. »

À partir du XIIe siècle, les textes innombrables qui nous font connaître avec la plus extrême précision la nature des exercices et le genre de vie des jongleurs nous permettent d’affirmer qu’ils sont les successeurs directs des mimi, des scenici, des thymelici de la Gaule romaine et de l’époque mérovingienne. Leur programme est le même, sauf que la récitation de textes littéraires y a pris plus de place, à mesure que s’affinait le goût du public et que se développait en eux le talent de la composition. Guiraut de Calanson, dans une satire où il se plaît à montrer en combien de points son jongleur manque aux principes essentiels de l’art, énumère les œuvres lyriques ou épiques qu’il a le tort d’ignorer ; mais il lui reproche aussi de ne savoir ni faire voltiger de petites pommes sur la pointe de deux couteaux, ni présenter des singes et des chiens savans, ni traverser des cerceaux, ni courir sur la corde raide. Dans Flamenca, tandis que certains jongleurs jouent d’instrumens variés, d’autres « montrent des marionnettes ou jonglent avec des couteaux ; l’un marche sur les mains, et l’autre fait la culbute ; un autre danse en cabriolant ; l’un traverse un cerceau, l’autre saute : aucun ne manque à son métier. »

À une époque qu’il est malaisé de déterminer, les jongleurs ajoutèrent à leurs talens divers celui de la composition. Comment