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famille qui se suicide le jour où les vivres lui sont définitivement coupés.

C’est pourtant ce pauvre écervelé que les troubadours, — c’eût été la satisfaction du plus cher de ses vœux, — érigèrent en parangon de toute noblesse et de toute courtoisie : il fut fait sur sa tombe une ample dépense de chants funèbres, où il était exalté plus que ne devait l’être jamais aucun bienfaiteur de l’humanité ; et la légende, s’emparant de son histoire, l’embellit de traits qui nous paraissent aujourd’hui se rapprocher beaucoup moins du sublime que du ridicule. Un jour, s’il faut en croire un de ces récits[1], un jongleur de sa cour lui ayant demandé de l’argent, « il répondit qu’il avait tout donné ; mais il se souvint qu’il avait dans la bouche une dent très laide et que son père avait promis deux mille marcs à qui saurait lui persuader de se la faire arracher : « Va, dit-il, à mon père, et fais-toi donner la somme ; et moi, je m’arracherai cette dent à ta requête. » Le jongleur alla à son père, reçut la somme, et lui, s’arracha la dent. » — « Il advint un autre jour qu’il donna deux cents marcs ; son sénéchal ou trésorier prit ces marcs et les mit sur une table, en ayant soin de ménager par-dessous un pli du tapis pour que le tas parût plus gros ; puis il dit au prince : « Monseigneur, quelle prodigalité est la vôtre ? Voyez ce que sont deux cents marcs, que vous tenez ainsi pour rien. » Le prince regarda et dit : « Il me semble, au contraire, que c’est là un bien maigre cadeau à faire à un si vaillant homme. » Et il lui en fit donner quatre cents. » Le narrateur émerveillé raconte encore comment, s’étant aperçu un jour qu’un de ses chevaliers lui avait volé le couvercle d’un hanap, il lui donna le vase lui-même ; et comment, l’heure de sa mort étant proche, et n’ayant rien pour payer ses créanciers, ses richesses et son corps même lui faisant défaut, il appela un notaire et lui fit rédiger un acte par lequel il mettait son âme en gage perpétuel, — ce qui obligea son père à satisfaire tous ceux à qui il devait de l’argent.


II

À qui allaient ces libéralités ? Aux divers membres de la masnada, aux chevaliers pauvres, aux écuyers qui s’étaient

  1. Ils sont empruntés au Novellino, recueil italien du xiv » siècle, dont l’auteur a certainement puisé ici à des sources provençales. Voyez notamment les nouvelles XV et XVI.