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exceptions, des hommes du bon vieux temps. Nous avons en effet des preuves que ce changement remontait sensiblement plus haut. Guibert de Nogent et Orderic Vital exhalent les mêmes plaintes, et le dernier date positivement la corruption de l’année 1085 ou environ. Il reproche aux jeunes élégans de la cour d’Anjou de porter des souliers à longues pointes, des vêtemens trop longs et trop larges, de raser leurs cheveux sur le devant de la tête et de les laisser croître par derrière, comme les courtisanes. Certains détails de sa description coïncident absolument avec ceux que nous fournit le prieur de Vigeois. Ce sont bien les mœurs méridionales qui, de la cour de Poitiers, capitale de l’Aquitaine, avaient passé à celle d’Angers ; pour que le mal se soit propagé en Anjou dès la fin du XIe siècle, il fallait bien qu’il eût pris naissance dans la région voisine quelque temps auparavant. Quelques anecdotes rapportées par le prieur de Vigeois lui-même nous amènent à penser en effet que ces nouvelles mœurs commençaient à se répandre dès le début du XIe siècle. Une des plus caractéristiques a précisément pour héros deux grands personnages dont le nom est intimement lié aux plus lointaines origines de la poésie courtoise.

« Eble, vicomte de Ventadour, s’était rendu, par son habileté à tourner les chansons, très agréable au comte Guillaume de Poitiers. Un jour, le vicomte arriva à Poitiers, à la cour de son seigneur, à l’heure du dîner. On lui prépara un grand nombre de mets, mais ces préparatifs demandèrent quelque temps. Quand le repas eut pris fin, Eble dit au comte : « Il ne fallait point faire tant de frais pour recevoir un petit vicomte comme moi. » Quelque temps après, Eble étant rentré chez lui, Guillaume y arriva sur ses talons, précisément à l’heure où Eble dînait, et il entra en hâte dans la cour du château avec plus de cent chevaliers. Eble, comprenant que le comte voulait lui jouer un tour de sa façon, fait sans retard verser l’eau pour le lavement des mains. Pendant ce temps, on réquisitionnait des vivres auprès de tous les manans des environs, et on les portait en hâte à la cuisine, où c’était un amoncellement extraordinaire de poules, de canards et de volailles de toutes sortes. Bientôt on servit un tel festin qu’on se fût cru à des noces royales. Sur le soir, voici venir, sans que Eble en sût rien, un manant conduisant un chariot traîné par des bœufs, qui s’écria : « Approchez, chevaliers du comte de Poitiers, et voyez comment on livre la cire à la cour du vicomte mon