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Sur cette troisième catégorie, nous pouvons être très bref. Dans la poésie lyrique provençale, pas un vers n’a été écrit pour une caste qui était hors d’état et n’avait du reste aucune velléité de rémunérer les auteurs. Au XIe siècle, la bourgeoisie était encore trop peu cultivée pour s’intéresser à la poésie ; sans doute, dans l’évolution du lyrisme provençal, elle jouera un rôle qui, nous le verrons, ne sera pas sans gloire ; mais elle n’est pour rien dans sa naissance. Quant aux vilains proprement dits, ils sont, aux yeux des poètes, comme s’ils n’existaient pas. Quand ceux-ci les mentionnent en passant, çà et là, c’est pour leur décocher quelque grossière épigramme, écho de l’opinion courante à leur sujet. Certains jongleurs, il est vrai, sont sortis du peuple, mais ceux-là ont répudié leur origine ; ils n’ont jamais brusquement passé, du reste, d’une classe dans l’autre, car ils avaient fait dans les écoles un commencement d’apprentissage littéraire, et ils se rattachaient au clergé plutôt qu’au peuple.

Le clergé et la noblesse sont beaucoup plus intéressans à étudier : celle-ci, parce qu’elle fournit aux jongleurs un public qui se passionna vite pour leur art ; celui-là, parce qu’il favorisa leurs progrès par une connivence dont il sentit trop tard le danger et dont il essaya de réparer les conséquences par une furieuse hostilité.

Entre les jongleurs et un clergé soucieux de ses devoirs, il ne pouvait y avoir que l’antagonisme le plus aigu ; cette classe de vagabonds, qui se recrutait dans tous les mondes, et les traversait tous, devait être un dangereux véhicule d’idées : sa singulière liberté de vie ne pouvait qu’engendrer une égale liberté de pensée. Aussi voyons-nous, au nord de la France, le clergé tenir les jongleurs en une constante, suspicion, les frapper d’ostracisme, et aussi, par son zèle à fournir au public un aliment littéraire, leur faire une rude concurrence. Le clergé du Nord comprit de bonne heure que la littérature ne pouvait être supprimée par voie d’interdiction : il agit plus habilement en s’en emparant. Par des traductions d’œuvres pieuses, de chroniques, de traités scientifiques, il pourvut lui-même à un besoin dont il devait reconnaître la légitimité ; en fondant des Universités, en y attirant, autour des chaires de philosophie et de théologie, les esprits les plus actifs et les plus exigeans, il arrachait aussi à la corporation des