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incomparables, — tels qu’on en trouve par exemple dans les Chansons du XVe siècle, publiées par M. G. Paris, — ne suffisent pas pour faire un chef-d’œuvre. Ce n’est certes point le « métier » qui manquait aux troubadours ; aussi, quand il leur arrive de traduire un sentiment vrai, de communier avec la foule dans l’expression d’un deuil, d’une allégresse, d’une inquiétude nationale, ce sont vraiment des chefs-d’œuvre qui sortent de leur plume. Qu’on parcoure le tome IV du Choix de poésies des troubadours, où Raynouard a donné une édition, malheureusement insuffisante, des plus curieuses de ces poésies : on n’en trouvera pas moins d’une cinquantaine qui sont à la fois des œuvres littéraires d’une haute valeur et des documens historiques d’un inappréciable intérêt. C’est là une collection vraiment unique, à laquelle je ne crains point de dire qu’aucune nation, ancienne ou moderne, ne peut rien opposer ; et c’est vraiment une honte pour nous que ce Romancero historique du Midi ne soit pas encore publié d’une façon définitive.

Enfin, si l’histoire de cette poésie nous attire invinciblement par ce qu’il y eut de tragique dans sa destinée, elle nous intéresse aussi par une bizarrerie qui a déjà été signalée, mais dont on n’a jamais recherché les causes avec soin. Elle fut, a-t-on dit souvent, tranchée dans sa fleur par l’épée de Simon de Montfort. Mais, au début du XIIIe siècle, était-elle vraiment encore dans sa fleur ? Elle donnait dès lors des signes de lassitude, sinon d’épuisement. On trouve chez quelques-uns des troubadours de la fin du XIIe siècle, Marcabrun, Rambaut d’Orange, Pierre d’Auvergne, des artifices de rythme et de style, des contorsions de pensée, qui sont ordinairement l’indice des littératures vieillies. Étaient-ce là les derniers jeux de l’enfance ou les signes précurseurs de la sénilité ? Une poésie qui s’est déshonorée par de pareilles scurrilités peut-elle retrouver cette fraîcheur, cette naïveté qui déjà sont rares dans les œuvres provençales les plus anciennes ? Celle des troubadours se fût-elle brusquement éteinte ? Eût-elle longtemps prolongé une agonie qui nous eût sans doute donné le spectacle d’un alexandrinisme sans mesure et sans goût ? Se fût-elle transformée enfin, et que fût-il sorti de cette transformation ? Voilà des questions auxquelles le brutal coup de force dont elle fut victime empêchera toujours de répondre avec certitude. Il est du moins possible d’étudier les causes d’un phénomène indéniable, et c’est sans doute dans la nature, peut-être dans la durée antérieure de son évolution, qu’il faudra les chercher.