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avait aperçu clairement que, dans l’État moderne, où le pouvoir législatif est, sinon tout à fait, du moins pour une bonne partie entre les mains des plus pauvres et des plus besogneux, dans l’Empire allemand par exemple, c’est caresser une chimère que de prétendre conserver, sans modifications, le jus utendi et abutendi, et de traiter le travail humain comme une marchandise insensible. Ainsi s’expliquent les résolutions, souvent illogiques en apparence et contradictoires, du prince de Bismarck. Et, quant à M. Canovas, non content de prononcer sans effroi le mot de socialisme d’État, examinant le présent et sondant l’avenir de son regard froid et pénétrant, il nous avertissait que, bon gré, mal gré, un peu plus tôt, un peu plus tard, nous ferions l’expérience de la chose, parce que, l’État moderne étant ce qu’il est, il est pratiquement impossible que nous ne la fassions point. Le suffrage universel qui, dans une certaine mesure, a « légalisé » le socialisme, dans une certaine mesure aussi, tend à « socialiser » l’État. Il ne s’agit donc pas de s’hypnotiser sur le mot, dont on répète mécaniquement les syllabes terrifiantes, comme l’oiseau que fascine le serpent et qui s’en va ainsi lui tomber tout droit dans la gueule ; il vaut mieux envisager froidement et virilement la chose. Elle est bien simple. Nous avons le choix entre un peu de « socialisme d’État » et tout le socialisme révolutionnaire, ce qu’ils nomment dans leur langue à prétentions savantes le socialisme intégral. À quoi servirait-il de s’étourdir ? Oui ou non, est-il au pouvoir d’homme au monde d’empêcher « le prolétariat à la fois misérable et législateur » d’user de sa puissance politique pour améliorer sa condition économique ? Non, assurément ; et si ce pouvoir n’est à personne, on ne peut plus alors raisonner ni se conduire de la même manière qu’il y a cinquante ans. Depuis cinquante ans, un État a surgi, politiquement et économiquement nouveau : nous ne compterons dans cet État, nous ne nous y défendrons, nous n’éviterons d’y disparaître et d’y être annihilés, que si nous adoptons et pratiquons à temps une politique nouvelle.


CHARLES BENOIST.