le grand homme déchiffre leur énigme et leur en dit le mot. Il est la conscience des inconsciens.
Mais le destin a ses ironies, et les foules ont leurs revanches. M. de Bismarck avait eu raison des peuples et des princes, et il pensait avoir acquis le droit de mépriser d’un mépris souverain les sots jugemens et les folles opinions du vulgaire. Il avait déclaré plus d’une fois « que l’intelligence des foules est assez obtuse pour se laisser toujours séduire par la rhétorique artificieuse des ambitieux qui flattent leurs convoitises, qu’un État où le pouvoir est aux mains des convoitans et des orateurs qui possèdent à un plus haut degré que les autres le talent de tromper les imbéciles, sera toujours sujet à de graves accidens, » et nonobstant, par une contradiction singulière ou par une irrésistible fatalité, M. de Bismarck a doté l’Allemagne du suffrage universel.
Il a éprouvé le besoin de s’en excuser. Il nous explique dans ses Pensées et Souvenirs que cette mesure inattendue, dont les conservateurs lui ont fait un crime, n’était pour lui qu’un expédient diplomatique, que la diplomatie doit s’aguerrir contre les, vains scrupules, que bon gré mal gré elle recourt quelquefois aux moyens révolutionnaires. « Je voulais effrayer les monarchies étrangères, les empêcher de mettre les doigts dans notre omelette nationale. L’adoption du suffrage universel était une arme dans la lutte contre l’Autriche et d’autres puissances, et une menace de recourir aux derniers moyens pour tenir toute coalition en échec. Dans un combat à mort, on ne regarde pas aux armes qu’on emploie ; pour vivre, il faut détruire ; quand le vainqueur aura dicté la paix, il s’occupera de liquider les dépens et de réparer les dommages. » Il pensait décharger sa conscience et délivrer son âme, en ajoutant : « Je n’ai jamais douté que, si le peuple allemand venait à comprendre que le suffrage universel est une institution nuisible, il ne fût assez fort et assez sensé pour s’en défaire. » Il n’en croyait rien ; il était trop avisé pour ne pas savoir qu’il est des concessions sur lesquelles on ne revient pas, qu’il avait donné des gages à la démocratie et à l’esprit du temps, que les grands hommes ne font pas tout ce qu’ils veulent, que, s’ils parlent quelquefois contre leur pensée, quelquefois aussi ils agissent contre leurs intérêts. L’un des fondateurs du socialisme allemand, Ferdinand Lassalle, ne s’y était pas trompé ; il avait compris sur-le-champ que « l’expédient diplomatique » de M. de Bismarck tournerait au profit de la démocratie sociale, et il s’était écrié : « L’Allemagne est à nous. »
Lassalle allait bien vite : quelques victoires qu’ait remportées en