Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 151.djvu/224

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une plus respectueuse admiration pour le souverain et le grand homme d’État qui, en peu d’années, ont mené à bien de hardies entreprises. Mais Guillaume Ier et le prince de Bismarck ne sont plus, et l’Allemagne voit s’ouvrir une ère nouvelle, qui, selon M. Ziegler, sera l’ère des difficultés, des embarras. Il ne se donne point pour un prophète, il se souvient du mot de Bayle : « Quand on s’engage à prédire l’avenir, il faut faire provision d’un front d’airain et d’un magasin inépuisable d’équivoques. » M. Ziegler n’a aucun goût pour les équivoques et il n’a point un front d’airain ; mais il se flatte de connaître son pays, d’avoir le diagnostic sûr, et il nous fait part de ses inquiétudes : il constate que, dans cette Allemagne bénie du ciel et gorgée de biens, il y a beaucoup de mécontens, et qu’on en rencontre surtout parmi les hommes dont le jugement a du poids et dont les plaintes méritent d’être écoutées.

Le mal qu’il décrit, nous le connaissons de vieille date, et de jour en jour nous en souffrons davantage. Chose curieuse, le principe des nationalités est devenu le grand ressort de la politique, et jamais les traits distinctifs des nations ne tendirent plus à s’effacer, jamais il n’y eut plus d’uniformité dans leurs mœurs, leurs usages, leur littérature, leurs pensées, leurs besoins, leurs désirs, leurs chagrins et leurs plaintes. Allemands, Anglais, Italiens, Français, nous sommes tous sujets aux mêmes maladies morales, à des passions épidémiques qui franchissent toutes les frontières. « Qui que nous soyons, dit M. Ziegler, une goutte de pessimisme est entrée dans nos veines. » En 1789, Schiller glorifiait l’homme moderne ; il le proclamait « le fils le plus mûr du temps, libre par sa raison, fort par ses lois, grand par sa miséricorde, riche par les trésors de son esprit, maître et seigneur de la nature. » Nous en avons beaucoup rabattu ; nous inclinons à croire que, comme le couple de primates qui l’engendra, l’homme est et sera toujours un méchant animal, qu’il n’est perfectible qu’en apparence, que sous des formes changeantes il gardera éternellement le même fonds pervers ; nous doutons que sa raison l’ennoblisse, que ses lois le fortifient, que ses pitiés rachètent ses défaillances, que ses trésors l’enrichissent, que ce prétendu maître de la nature cesse jamais d’être son esclave, qu’ayant servi si longtemps, il sorte un jour de servitude.

Le XVIIIe siècle fut le temps des espérances téméraires et des certitudes insolentes ; les hommes d’aujourd’hui sont plus disposés à craindre qu’à espérer ; il leur en coûte peu de croire qu’ils vivent dans un âge de décadence ; on n’entend parler que de la grande faillite sociale, et les pessimistes d’Allemagne en parlent presque autant que