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Florence, Grazia, Salvadore, Lazzero. Chaque jour, de bonne heure, ils allaient, guidés par leurs chiens, tantôt dans les faubourgs, pour y chanter, tantôt à la porte des plus notables églises, pour y enfiler leurs patenôtres ; ils se retrouvaient volontiers, à l’heure du déjeuner, près du campanile de Santa Orsola, leur propre paroisse. Un beau matin, au dessert, ils se firent la confidence des recettes encaissées par chacun d’eux depuis le temps où il avait perdu la vue ; le gain était en proportion des années de mendicité. Lazzero, aveugle de naissance, se trouvait le plus riche. Nos trois mendians, en bons citoyens d’une ville de banquiers, conviennent de s’associer pour chanter en chœur, et de partager également les bénéfices ; désormais ils marcheront côte à côte, en se tenant par le bras, à travers la ville. L’accord conclu et les mains tendues au-dessus de la table, ils se prêtent serment de fidélité. Mais un mauvais plaisant avait assisté au colloque, et, s’attachant à leurs pas, donna cinq ou six fois par jour, toujours à Grazia, un quattrino de cuivre, en disant très haut : « Prenez ce gros d’argent, c’est pour vous trois. » Grazia grogna l’une des premières fois : « Diable ! voilà une pièce de quinze sous qui a bien l’air d’un mauvais centime. » Et les deux autres, méfians : « Vas-tu commencer à nous tromper ? » Ils décident alors de faire la caisse chaque huit jours.

Comme la mi-août approchait, ils s’acheminent de compagnie vers Pise, pour la fête de Notre-Dame, tiré chacun par son chien qui tient en sa gueule l’écuelle professionnelle. Tout en chantant dans les villages en l’honneur de la Madone, ils arrivent un samedi à Santa Gonda. « C’était le jour des comptes et du partage de la monnaie. » Ils s’arrêtent à l’hôtellerie et demandent une chambre pour trois personnes ; ils s’y établissent avec leurs chiens. Une fois l’hôte et sa famille endormis, l’opération commence. Chacun verse sur son giron les sommes qu’il a emboursées et comptées. Lazzero dénonce trois livres, cinq sous, quatre deniers, Salvadore, trois livres, deux deniers. Grazia ne trouve que quarante-sept sous. Stupeur des deux autres. « Tu agis envers nous comme un loup, toi qui as reçu tant de pièces d’argent ! « Brusquement, des gros mots on en vient aux coups de poing ; l’argent roule à terre, les bâtons se lèvent et jouent à tort et à travers ; les chiens hurlent, reçoivent leur grande part de bâton, se jettent sur les champions, arrachent des lambeaux de leurs chausses. L’hôtelier s’éveille. « Il y a des diables là-haut, » dit-il à sa femme. Le couple saute du lit,