tirent de la progression de leurs gains d’autre bénéfice que celui d’emplir leur gobelet et de vider leur cervelle, avec la même eau de feu que le nègre fétichiste du Soudan. L’eau-de-vie coûte plus d’un milliard de francs par an aux ouvriers français. Ils « gardent leurs brebis à cheval » ; et comme, de fait, ils sont rois et qu’ils veulent boire, qui oserait les contrecarrer ? Ils boiront ! Pourquoi ? Pourquoi « dressent-ils, comme disent les Proverbes, des embûches contre leur propre vie, pourquoi tendent-ils des pièges à leur âme ? »
Il faudrait, pour le dire, savoir ce qui se passe dans le plus intérieur d’eux-mêmes, qu’eux-mêmes ne connaissent presque pas. L’ivresse de l’alcoolique moderne, ivresse voulue, combinée, froide et rapide, n’a rien des beuveries vineuses de naguère, chantantes, hurlantes, hautes en couleur du « disciple de Bacchus, » rien de la belle joie des ivrognes rabelaisiens quand « il leur pleut dans le ventre, » et qu’ils se targuent d’avoir entonné depuis leur naissance un étang de jus de Bourgogne. Dure et silencieuse, l’ébriété actuelle a pourtant ses attraits. Le malheureux, attablé devant son flacon, est un faible ; il aime mieux voir ce qu’il désire que désirer ce qu’il ignore. Dans le pacte qu’il a signé avec la boisson libératrice, les promesses qu’elle lui fait ne sont point éludées, comme elles l’étaient, dans les mythes anciens des contrats passés avec le diable, où l’or pour lequel on vendait son âme se changeait toujours en feuilles sèches. À mesure que sa raison s’envole et que sa tête se perd, l’alcoolique, en s’abrutissant, sort de lui-même et, quelque grossier que soit son rêve, il rêve !
Vte G. D’AVENEL.