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VI

Remplir les verres des contribuables et les coffres du gouvernement, telle paraît être la fin dernière de l’ « eau ardente, » dans les transformations diverses qu’on lui fait subir ; et c’est, à la vérité, son principal emploi, mais elle en a d’autres. Tout l’alcool ne se boit pas. Les parfumeurs en consomment environ 40 000 hectolitres, les pharmaciens 10 000, les fabricans de vinaigre 54 000, et divers usages industriels, parmi lesquels le chauffage et l’éclairage, en absorbent plus de 100 000 hectolitres.

Le « vin aigre » n’a plus guère rien de commun avec les jus de raisin acidifiés, dont la corporation des vinaigriers d’Orléans, qui portait d’azur à un baril d’or avec un entonnoir d’argent en pointe, s’était fait une spécialité méritoire. Comme beaucoup d’autres, ce produit a gardé son nom en changeant de nature. Sur 630 000 hectolitres de vinaigre actuellement livrés au public, 48 000 seulement ont pour origine le vin ; tout le reste est une dilution, parfaitement saine d’ailleurs, d’alcool et d’eau contenant environ 8 pour 100 d’acide acétique. Inaugurée vers 1865, l’industrie des vinaigres d’alcool a profité de la science qui enseigne à la fois les meilleurs moyens de développer l’acidité ou de la prévenir.

L’agent laborieux auquel nous devons le montant de nos salades est une petite plante, le mycoderma aceti, formée d’articles d’une ténuité extrême, — il en faut 500 rangées en file pour faire une longueur d’un millimètre, — dont l’accumulation donne lieu à un voile, tantôt chagriné et gras au toucher, tantôt léger et à peine visible. Ce cryptogame, qui se multiplie avec une extrême rapidité, jouit de la propriété singulière de condenser des quantités considérables d’oxygène qui, se combinant avec l’alcool, le change en acide acétique. Pour se transformer ainsi, chaque kilogramme d’alcool doit absorber 900 litres d’oxygène, soit 2 mètres cubes et demi d’air respirable. L’air est donc admis en volume suffisant dans des tonneaux, à moitié remplis de copeaux de hêtre, où l’on verse 10 litres d’alcool par 90 litres d’eau, avec un peu de bière et quelques matières minérales qui fournissent au ferment l’azote et le phosphate dont il a besoin pour vivre. Si l’alcool se trouvait trop concentré il tuerait le microbe, tandis que c’est le microbe qui doit tuer l’alcool ; si au contraire l’alcool venait à lui manquer pour se nourrir, le ferment, dévorant le vinaigre même dont