années sèches ou humides le parfum de la même plante varie singulièrement, et il faut en diminuer ou augmenter la dose. Que ce secret, consigné par un moine bénédictin dans un manuscrit de 1510, ait été trouvé fort à propos par M. Le Grand, en 1863, et lui ait ouvert le chemin de la fortune, c’est là peut-être une inoffensive légende. Qu’il y ait ou non un manuscrit ; qu’il provienne, authentiquement ou non, de la bibliothèque des bénédictins de Fécamp, versée, je suppose, en 1790 aux archives de la Seine-Inférieure, comme les autres fonds religieux du diocèse, il semble que l’origine pieuse de cette recette, fût-elle controuvée, offre peu d’importance aux buveurs de 1898.
Néanmoins, pour conserver son appellation de « Bénédictine » M. Le Grand dut batailler ferme. Le clergé protesta contre ce liquoriste qui s’emparait sans façon, pour les besoins de son industrie, du nom d’une abbaye jadis illustre, détruite pendant la tourmente révolutionnaire, et le cardinal de Bonnechose intervint auprès de l’empereur Napoléon III pour faire cesser ce scandale. Le plus piquant, c’est que M. Le Grand, mort l’année dernière, était profondément religieux et que, si la Chartreuse est un couvent qui a créé une liqueur, la bénédictine est une liqueur qui a ressuscité un couvent ou à peu près.
Adossé à l’usine, laquelle est surmontée d’un clocher gothique rappelant celui d’une église, avec des salles de mise en bouteilles dont les ogives portent à la dévotion, se trouve un musée archéologique d’un véritable intérêt, où le fondateur a patiemment rassemblé nombre de souvenirs ecclésiastiques du moyen âge : bénitiers, missels, reliquaires, orfèvrerie sainte, statues intactes ou mutilées, tissus sacerdotaux, le tout forme un catalogue de 200 pages. La direction avait même eu la pensée d’avoir de vrais bénédictins en chair et en os, qu’elle aurait logés, défrayés, pourvus d’un petit traitement et d’un léger intérêt sur les bénéfices ; un contrat, passé en ce sens avec l’abbaye de Saint-Wandrille, n’a pas eu de suite jusqu’ici ; mais l’autorité diocésaine est aujourd’hui bien revenue de ses préventions premières. L’archevêque actuel de Rouen est venu bénir les constructions récentes, parmi lesquelles une superbe « salle des abbés, » et, dans le banquet qui suivait la cérémonie, il a comparé, au dessert, l’honorable M. Le Grand à différens héros du christianisme.