Toute bouffonnerie à part, — et à coup sûr il n’y en avait point d’intentionnelle dans cet ouvrage très sérieux, — l’auteur, par sa hardiesse à transvaser naïvement des mots qu’il se figure contenir des idées, mérite peut-être de passer pour un « pré-décadent » qui, venu trop tôt, manqua son entrée dans la littérature ; dans la distillerie au contraire, il paraîtrait de nos jours extrêmement démodé. Ses bémols et ses demi-tons liquoreux ne seraient plus de mise. La foule actuelle goûte peu les nuances ; elle appelle des bruits plus énergiques, elle ouvre son oreille toute grande, on y verse le tonnerre de cent trombones ; elle demande des cuivres plus âpres, on les ajoute, on y jette des cloches et du canon ; il en faut toujours davantage.
Ce qu’elle veut, pour parler sans métaphore, c’est boire du sec, du fort, du raide et, sous couleur d’aiguiser son appétit, elle s’abreuve volontairement de fiel. Quelques mixtures aromatiques conservent une renommée traditionnelle ; de nouvelles marques parviennent à se créer une clientèle, mais, les chiffres le prouvent, la masse demande des consommations moins bénignes.
De ces anciennes liqueurs la plus connue est assurément celle à qui les disciples de saint Bruno ont donné leur nom ; bien qu’il y ait 92 chartreuses dans les différens États catholiques et que le célèbre élixir n’appartienne qu’à la maison-mère du Dauphiné. Cet élixir fut au début une simple potion, un « confortatif » suivant les préceptes du médecin Brouault, qui recommandait au XVIIe siècle, pour chacune des « parties nobles comme le cœur, le foie, l’estomac, » des spécifiques — dont plusieurs assez bizarres — tels que le « vitriol préparé » et le musc pour le cerveau. La thérapeutique de Brouault avait ceci d’original, à son époque, qu’elle utilisait l’alcool pour l’extraction de l’huile essentielle des drogues : la menthe, la cannelle, la girofle, qu’il conseillait pour l’estomac, entrent aujourd’hui encore dans la préparation de la chartreuse.
Elles n’y entrent pas seules il est vrai ; on y trouve plus de quarante plantes : la principale est la mélisse, dont la proportion varie de 250 à 500 grammes par hectolitre, l’hysope fleurie, la menthe poivrée, le génépi des Alpes, les semences et racines d’angélique — 125 à 250 grammes chacune — puis, à doses beaucoup moindres, allant de 15 à 30 grammes, les fleurs d’arnica, le thym, la balsamite, les bourgeons de peuplier-baumier, la cannelle de Chine, le macis, la coriandre, l’aloès, le cardamome, etc., etc. Ce