60 centimes, le kilo de petite absinthe 50 centimes, soit 1 fr. 10 pour un hectolitre de liquide qui se vend 200 francs, — mais seulement de donner à la marchandise une saveur plus pénétrante ? Nous inclinerions plutôt à croire, avec des professionnels connaissant le dessous des choses, que l’absinthe est souvent le dépotoir tout indiqué des « queues de distillation » de beaucoup d’autres liqueurs. Pour ne pas perdre ces résidus de chaudière, riches en alcool, mais sursaturés de toutes les essences imaginables, on les utilise dans la préparation de l’absinthe, qui masque assez bien leurs parfums variés et donne ainsi, additionnée d’eau, l’idéal du buveur : une émulsion plus blanche et plus épaisse encore.
Bon ou mauvais, ce spiritueux voit de jour en jour grandir son succès ; depuis quinze ans, sa vente a triplé. Elle atteint 130 000 hectolitres, égale les rhums et les kirsch réunis, et, tandis que les liqueurs toutes ensemble, quel que soit leur nom, ne représentent que 82 000 hectolitres, les bitters et genièvres à eux deux, montent à 92 000. Un dilettante-gastronome du siècle dernier pensait qu’il serait possible de fixer la « musique du palais et de la langue, » comme il existe la musique de l’oreille, et qu’une liqueur bien entendue était un air, dont l’agrément dépendait des proportions harmoniques du mélange. Il est évident, disait-il, que les saveurs, consistant en vibrations plus ou moins fortes des sels qui agissent sur le goût, ont, pour exciter différentes sensations dans l’âme, comme les sons dont les vibrations agissent sur l’ouïe, leurs tons dominans, majeurs, mineurs, graves, aigus, leurs consonances et dissonances.
Passant ensuite à la notation de sa gamme comparée, dont le « doux » était mi, ut, l’ « acide, » fa, l’ « amer, » si, le « piquant, » il faisait remarquer que, dans la « musique savoureuse » comme dans l’autre, on tirait les plus beaux effets des tierces, des quintes et des octaves, et, donnant des exemples pour mieux faire entendre sa théorie, il exposait que « frapper la quarte, » autrement dit mêler du vinaigre et de l’absinthe, composait une cacophonie désagréable, — ce dont un chacun sans doute demeurera d’accord, — tandis que combiner du citron avec du sucre, c’est réussir une charmante « quinte majeure, » congrûment formée par l’alliance de l’acide (ut) avec l’aigre-doux (sol). Et il semble en effet que ce solfège n’était point si sot, puisqu’il aboutissait à une démonstration mathématique des vertus de la limonade.