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malin que les autres ! — C’est possible, mais il n’est pas, à beaucoup près, aussi malin que vous êtes bêtes. As-tu déjà souffert de la faim ? — Non, cela jamais. — Eh bien ! cela pourra encore t’arriver ! — Ah ! notre maître, comment serait-ce possible ? — Hé Tuxen, qui sait ? Mais voici Dietrichs-Ofen ! Allons, descends, et prends garde à ne pas tomber ! Et puis, tiens, voilà quelques sous : mais que ce ne soit plus pour aujourd’hui, tu m’entends ? Pour aujourd’hui tu as bu ton compte. Et maintenant va vite te coucher, et ne manque pas de rêver de ton « coin de terre ! »


Ainsi, peu à peu, le vieillard se rapproche de nous, et son bon sourire nous devient plus cher. Puis, un jour il se sent malade : il continue à sourire et à bavarder, mais nous sentons que l’ombre de la mort s’est projetée sur lui. Et dès ce moment la chronique de Théodore Fontane se resserre, se concentre, prend un caractère d’émotion fiévreuse. Désormais Dubslav de Stechlin reste seul en scène, et chaque jour l’ombre s’allonge au-dessus de sa tête, et il la voit bien, mais il s’obstine à feindre de ne pas la voir. Ces cent dernières pages du livre sont certainement un des récits de mort les plus beaux qu’on ait écrits ; impossible de rien imaginer de plus simple, ni de plus touchant. Une discrétion parfaite, nulle trace d’emphase, pas un mot qui trahisse le chagrin de l’auteur. Et d’heure en heure, sous nos yeux, la vie du vieux Stechlin s’atténue, s’éteint.

Nous assistons à ses dernières promenades, à ses entretiens avec le pasteur, à la façon réservée et courtoise dont il prend congé de la vie. Quand il devine la fin toute proche, il fait venir près de lui un enfant, la petite-fille d’une mendiante du village. Il l’installe devant la fenêtre, dans la vaste chambre où il agonise, il lui montre des images, lui raconte des fables ; et la vue de ces cheveux blonds apaise ses regrets.

Quelques semaines après avoir décrit la mort du vieux Stechlin, le vieux Fontane est mort, à son tour. Et j’imagine qu’il aura été heureux de pouvoir, en s’en allant, léguer à ce « monde nouveau » qu’il dédaignait, lui aussi, cette douce et noble peinture du seul monde qui lui tenait au cœur.


T. DE WYZEWA.