Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/925

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que celui qu’il remplace ? Que vaudront les œuvres qu’il inspirera ? Et celles mêmes qui nous charment aujourd’hui, quel air auront-elles dans quelques années, quand elles auront perdu leur attrait de fraîcheur ? C’est ce que personne ne sait, et c’est ici l’affaire du talent ou du génie, c’est-à-dire la part laissée au hasard. Ce qui est certain, c’est qu’il s’est fait dans la technique du théâtre un changement réel. Il y en a un autre qui n’est guère moins frappant. Car, si importante que soit la question de la forme, celle du contenu a aussi sa valeur. Il n’est pas sans intérêt de savoir ce qu’on met dans les pièces. M. Filon a bien raison de dire que si, d’une part, nous sommes artistes, d’autre part, nous sommes moralistes. La réunion de ces deux traits est caractéristique de notre littérature. « Les Français ont toujours aimé à regarder au dedans d’eux-mêmes, à raisonner sur leurs sentimens et leurs passions… Dans leurs sermons, dans leurs romans, dans leurs histoires, ce sont encore et toujours des moralistes. Les moralistes, en un mot, c’est la fleur de notre génie, l’essence même de la France. » Nous sommes tous, sans toujours en convenir, pareils à ces bonnes gens qui, le livre fermé, demandent : « Qu’est-ce que ça prouve ? » Nous aimons à épiloguer sur la règle des mœurs, et il nous plaît d’emporter du théâtre des conseils, quitte à ne pas les suivre. La morale du théâtre d’aujourd’hui est profondément différente de celle du théâtre d’hier. Il est assez instructif de voir quel changement s’y est produit.

On a, dans ces derniers temps, beaucoup raillé la morale de Dumas et d’Augier. Et il est vrai qu’elle prête sur plus d’un point à la critique. Incertaine sur ses bases, la morale du théâtre d’alors oscillait du romantisme à une sorte de bourgeoisisme exaspéré. Un jour elle réhabilitait la courtisane et le lendemain elle la flétrissait ; elle attaquait la famille tout en la défendant ou, si l’on préfère, elle la défendait en l’attaquant. Il y avait de la confusion et du « brouillamini » là-dedans ; et cela venait surtout de ce que Dumas et Augier, hommes de théâtre plutôt que penseurs, comme c’était leur droit, avaient du moraliste surtout les ambitions. Ceux à qui ils confiaient le soin de prêcher les bons principes et d’élever la voix au nom de la vertu étaient souvent mal préparés pour jouer ce noble rôle et insuffisamment qualifiés. Chez Dumas, les Jalin et les Ryons, ayant fait la fête six jours de la semaine, se posaient le septième en avocats du devoir. Chez Augier, de jeunes noceurs, qu’on avait crus jusque-là occupés surtout à collectionner les dettes, se redressent tout à coup, font la leçon à leurs parents, vengent l’honneur de la famille. Et encore, la morale d’après laquelle se déterminent ces personnages est assez épaisse ; elle accepte