Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/902

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

loques sont des loques ; et encore leur laideur n’est-elle pas différente sous les brumes des Flandres ou sous le ciel de Provence ? Mais le soleil d’Asie, roi et enchanteur, n’illumine pas seulement, il transforme tout ce qu’il touche, il fait disparaître la substance vile des choses dans la magie de ses rayons. La plupart des hommes rassemblés sous nos yeux n’étaient couverts que de guenilles, tout élimées, trouées, et sales ; mais lavées, purifiées, ennoblies par ce soleil, celles-là étaient vraiment radieuses et il savait avec ces haillons faire de la pourpre et de l’or. Quelle variété de races et de costumes ! Je note au hasard un groupe placé sur la terrasse en face de moi. Un homme aux traits fins, au corps mince, porte sous une veste de cachemire blanc un jupon blanc rayé de damas ; d’instinct, il a uni aux plis soutenus et aux ton mat de la laine, la souplesse brillante de la soie, comme un artiste qui étudierait combien de reflets il peut y avoir dans une couleur : c’est un catholique de Jérusalem. Près de lui, un homme à veste rouge montre sous un épais turban aux tons clairs la face brune, la barbe noire et le profil dur que la tradition donne à Judas : c’est un Bethlémitain. Trois autres, de la même ville, abritent sous des ombrelles vertes et brunes des têtes moins sinistres et la richesse lourde, en ce jour étouffante, de leurs vêtemens. A côté deux Syriens grecs, qui semblent frais et sveltes en leurs justaucorps et leurs culottes de toile blanche ; un moine grec à la robe flottante et aux cheveux relevés en chignon sous la tour noire de son haut bonnet ; trois femmes, l’une drapée d’une voile rouge sur une robe bleue, les autres en noir : leur visage découvert les dit chrétiennes. Deux Turcs au teint aussi clair que celui des femmes, habillés de même d’un gilet serré et de pantalons bouffans à petites raies havane et grises, ont, en guise d’ombrelle, jeté sur leurs têtes fraternelles le manteau de l’un d’eux. Derrière, plusieurs fellahs de haute stature, à la chemise largement ouverte et qui laisse voir leur poitrine bronzée, ramènent pour s’abriter du soleil, au-dessus de leur turban jaune, le haut de leur aboï, grosse dalmatique à larges pans gris et bruns. Qu’on imagine, qu’on mêle et qu’on répande tout le long de la rue des groupes semblables, qu’on les masse plus serrés dans l’espace béant à l’entrée de la ville, qu’on multiplie les combinaisons infinies des teintes par l’infinie variété des formes, on imaginera ce dont jouissaient nos yeux. La sévère citadelle a aussi sa parure. Sur les plates-formes, les harems d’officiers et de dignitaires