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minceur souple de la jeunesse qui donnait naguère un charme romantique à sa personne, disparaît sous un embonpoint précoce, la graisse commence à gonfler les joues, alourdit le bas du visage, et surtout épaissit le buste. Il ne reste de maigre, et plutôt de décharné, que son bras gauche, ce membre infirme et dont la misère rappelle à l’orgueil de Guillaume que les plus grands empereurs eux-mêmes sont de pauvres hommes.

Debout dans le canot, il fait asseoir d’abord l’impératrice, qui descendait derrière lui, s’assied à côté d’elle, six personnages de sa suite prennent place sur les bancs de côté, et les rames, jusque-là dressées, trempent d’un même mouvement dans la mer. Le canot s’avance à travers les embarcations habilement maladroites qui manœuvrent pour le voir de plus près. Cette marche sinueuse et rapide se poursuit au milieu d’un grand silence ; nous voyons au-dessus du sillage fuyant, parmi la confusion des broderies, des ordres en sautoir, et d’une robe mauve, l’aigrette marquer la place de l’empereur. Au moment où il pose le pied sur les marches de Dolma-Bagtché, le sultan apparaît, mince et pâle, dans l’ombre de la porte. Les deux souverains s’avancent l’un vers l’autre, mais le mouvement d’un bateau plus près que nous de la terre nous les a cachés au moment où ils s’embrassaient. Si banals et vains que soient les baisers de princes, j’ai regretté de ne pas voir celui-là. Il s’échangeait sur le seuil même du palais où Abdul-Aziz fut déposé et étouffé, en vue du palais tout proche ou le successeur d’Aziz, Mourad, déposé à son tour, vit, dans un silence qui est déjà la tombe. Le sultan a-t-il songé que sans l’assassinat de son oncle et le malheur de son frère, il n’ouvrirait pas ses bras à l’empereur d’Allemagne ? L’empereur a-t-il songé qu’il y a des familles où les princes sont particulièrement fragiles ? Et si quelque clarté demeure dans le cerveau de Mourad, quelles ont pu être ses pensées quand ce captif, devenu étranger à tous les bruits de la terre, a tout à l’heure entendu le canon ? A-t-il cru à la fin du sultan, à une révolution, attend-il la mort, attend-il la couronne ? Quelles tragédies étouffe ici le silence !

Je pensais à ces choses, tandis que devant cet autre palais devenu prison, entouré de sentinelles, flanqué de deux casernes, et interdit à toute approche, passe notre chaloupe. Les souverains entrés à Dolma-Bagtché, nous nous hâtons pour atterrir à la première escale et voir leur entrée à Yldiz-Kiosk. Mais, bien que des voitures nous attendissent à Orta-Keuï, quand elles nous