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Il envoie vers l’hôte attendu. Une chaloupe à vapeur se détache du rivage ; derrière les glaces de son salon apparaissent des uniformes si brodés et battant neufs que l’on croirait une vitrine de tailleur, et que, comme La Bruyère, l’on tiendrait quitte des personnes. On nomme pourtant près de moi le ministre de la marine et Fuad-Pacha, heureux hommes qui appartiennent à de tels habits ! Mais qu’est leur splendeur, tout européenne et moderne, près de la grâce étrange, de l’archaïsme superbe, du bijou gigantesque aux tons de vieil or qu’on nomme la barque du sultan ? Elle aussi s’avance, portée par les eaux : longue et basse de corps, elle pose sur les vagues sans y enfoncer son ventre d’écaille, allonge son col grêle, soulève sa fine tête de bête sacrée et semble marcher sur la mer par les vingt grandes pattes de ses rames. Et à son arrière monte très haut une poupe sculptée à jour, de plus en plus étroite, et qui se termine, aérienne comme un nid, glorieuse comme un ostensoir, et solitaire comme un trône. Ainsi les deux embarcations, l’une emblème de la Turquie nouvelle, l’autre messagère de l’Islam ancien et magnifique, se balancent et attendent aux pieds du César.

C’est chez lui, sous ses propres couleurs, que Guillaume II gagnera la terre. Un canot allemand de douze rameurs a accosté l’échelle qui, sur le flanc du Hohenzollern, dessine les traits grêles de son plan incliné et de ses deux paliers. Un capitaine de vaisseau est descendu et a pris la barre. Des officiers casqués, traversés de grands cordons et superbes, qui se tenaient en groupe au haut de l’échelle, s’écartent, et se rangent en une attitude de respect immobile. Voici l’empereur. Revêtu d’un uniforme noir, la tête couverte du kalpack à grande aigrette blanche, sans broderies, sans décorations, il paraît plus sombre encore sur le fond brillant de son escorte.

Il a voulu surprendre les regards et frapper les imaginations par l’absence même de ce qui les séduit d’ordinaire : la splendeur de ses officiers porte pour lui les insignes de sa puissance, et cette puissance paraît plus imposante en son dédain de paraître. La simplicité peut être la plus habile des mises en scène : Napoléon ne tenait pas pour rien à la redingote grise et au petit chapeau. Tandis que Guillaume descend l’échelle ; il se détache mat et noir sur le mur blanc du Hohenzollern, comme une de ces découpures qu’inventa le marquis de Silhouette. Beaucoup plus petit que son aïeul et son père, il est encore de belle taille. La