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la trouvait plus naturelle. C’était avoir le nez bien fin, eût-on pu lui répondre. Mais ce qui est certain, c’est qu’on aimerait mieux que des vers prosaïques ne fussent point des vers ; et notons-le, en passant, c’est pour cette raison qu’à mesure que la comédie se rapprochait d’une imitation plus fidèle de la vie commune, on l’a écrite plus rarement en vers. On en pourrait donner d’autres raisons, mais celle-ci est la principale. Si dans ce vers de l’École des femmes :

Vos chemises de nuit et vos coiffes sont faites,

ou dans ces deux vers de Tartuffe :

Et fort dévotement il mangea deux perdrix
Avec une moitié de gigot en hachis,

l’intention comique n’était pas marquée fortement, et le trait de caractère accusé, tout le monde voit bien que ce seraient à peine des vers. On ne peut pas tout dire en vers ; le vers ne se plie pas à l’expression de certains détails ; ce qu’il y a de chantant et de lyrique en lui proteste contre leur prosaïsme. C’est pourquoi, dans la prose de Molière, notre admiration se trouve plus au large, et comme celle de Fénelon, elle n’est pas plus vive, mais elle est plus libre. Ou encore, et en d’autres termes, quand une langue est déjà prosaïque de nature, le vers en accuse la lourdeur, et c’est ce qui arrive fréquemment à Molière. C’est ce qu’on verra bien si l’on compare sa langue à celle de La Fontaine, qui est poète, qui l’est dans ses Fables, qui l’est même dans ses Contes, où pourtant on ne dira point qu’il soit préoccupé de sentimens bien nobles. Mais le fond de sa langue n’est point « prosaïque ; » il l’a épurée, raffinée à l’école des précieuses ; et, pour ce seul motif, on ne croirait pas qu’il enseigne, ou à peu près, la même philosophie que Molière. On remarquera d’ailleurs qu’aux yeux des grammairiens, la langue de La Fontaine, plus poétique, n’est pas plus « pure » que celle de Molière et qu’elle est pleine de ces irrégularités, ou de ces singularités notées d’incorrection par la logique un peu pédantesque du XVIIIe siècle.

Et le prosaïsme ou la vulgarité « bourgeoise » de la langue de Molière, s’ils ne sont pas aggravés, sont du moins empêchés de s’élever au-dessus d’eux-mêmes par les exigences de la comédie. Car la vraie comédie, celle qui se propose, non pas précisément de corriger les mœurs, mais d’en ridiculiser les excès, et