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la façon de Montaigne, — par des comparaisons, non pas « suivies » mais « successives, » — les différens aspects ou encore les divers degrés d’approximation. Ainsi Pascal : « Trois degrés d’élévation vers le pôle renversent la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité… le droit a ses époques… l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime… Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Et Bossuet à son tour : « Multipliez vos jours, comme les cerfs… Durez autant que ces grands chênes… entassez dans cet espace, honneurs, richesses, plaisirs, que vous profitera cet amas… que vous servira d’avoir tant écrit dans ce livre… puisque enfin une seule rature doit tout effacer. » Encore Pascal n’est-il qu’un écrivain, et Bossuet un orateur ; mais Molière, de plus, est auteur dramatique, et ces sautes inattendues de métaphores, si je puis ainsi parler, qui lui servent, d’une manière générale, à nous donner l’impression du naturel même, lui servent donc, de plus, par une conséquence nécessaire, à produire des effets parfois très comiques ; elles lui servent à caractériser des personnages qui ne sauraient tous parler la même langue ; et elles lui servent enfin à nous procurer ce sentiment de vie qui est la grande marque de son style.

Alexandre Dumas fils, dans une de ses Préfaces, discutant cette question de la langue de Molière, s’est demandé si quelques-unes de ces incorrections ne seraient peut-être pas en littérature la condition même de la vie ? Et, au fond, toute la controverse du naturalisme et de l’idéalisme dans l’art ne roule que sur ce point. L’idéal ne s’atteint qu’au prix de quelques sacrifices, ou de quelques partis pris, et ce qu’on sacrifie pour l’atteindre, il semble bien que ce soit un peu de la vie, quand surtout cet idéal ne s’élève pas au-dessus de la simple correction. On lit dans une lettre de Mme de Sévigné : « Mme de Brissac avait aujourd’hui la colique ; elle était au lit, belle et coiffée à coiffer tout le monde : je voudrais que vous eussiez vu ce qu’elle faisait de ses douleurs, et l’usage qu’elle faisait de ses yeux, et des cris, et des bras, et des mains qui traînaient sur sa couverture, et les situations, et la compassion qu’elle voulait qu’on en eût (21 mai 1676). » Qui ne voit ici ce que la vérité, la vivacité, la vie de ce petit tableau perdraient à la froideur d’une exacte correction ?

Mais disons quelque chose de plus. Il y a deux ou trois écrivains, dans l’histoire de notre littérature, qui ont eu ce don de la vie et qui l’ont eu, comme l’on dit, éminemment. C’est Balzac,