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Je sais ce que l’on répond : que ces prétendues « chevilles » ne laissent pas, après tout, d’ajouter quelque petite chose au sens ; que Molière, comme Boileau, comme Racine, et généralement comme tous nos classiques, « fait le second vers avant le premier ; » qu’il écrit vite, qu’à peine se relit-il, et qu’en tout cas on ne vit jamais de « correcteur d’épreuves » plus négligent. J’ajouterai, si l’on le veut, que, lorsqu’il écrit en prose, il écrit plus vite encore, et cela s’induit de la quantité de « vers blancs » dont la prose de l’Avare ou de don Juan est semée :

Et qui vit sans tabac est indigne de vivre…
Ce serait un chapitre à durer jusqu’au soir…
La beauté me ravit partout où je la trouve…
Le plaisir de l’amour est dans le changement…

ou encore :

Le ladre est resté ferme à toutes mes attaques…
Je vous commets au soin de nettoyer partout…
Il n’est si pauvre esprit qui n’en fit bien autant…
Je ne vous dirai point qu’ils sont sur la litière…

Il semble ici qu’on surprenne Molière dans le travail de la composition : il trouve d’abord un vers et demi ;

On sait que ce pied-plat…
Par de sales emplois s’est poussé dans le monde,

et, quand il en a le temps, une cheville lui donne la rime :

On sait que ce pied-plat, digne qu’on le confonde,
Par de sales emplois s’est poussé dans le monde.
( Misanthrope, I, 1.)

ou bien :

Le ciel…
Pour différens emplois nous fabrique en naissant.

et Molière d’ajouter :

Le ciel, dont nous voyons que l’ordre est tout-puissant,
Pour différens emplois nous fabrique en naissant.
( Femmes savantes, I, 1.)

Mais toutes ces justifications n’empêchent pas les chevilles d’être des « chevilles ; » et si la pureté du style consiste sans doute pour une part dans sa limpidité — c’est-à-dire dans l’absence