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volontiers cajoler par les uns, haranguer par les autres ; ils ont accepté tous les concours et tous les subsides, sans s’abandonner à personne et sans perdre de vue le véritable objet du litige ; sitôt qu’ils ont obtenu satisfaction, ils ont repris le travail, déjouant par leur attitude les plans concertés pour exploiter leur résistance. On a peine à reconnaître en eux le type de l’ouvrier d’il y a trente ans, insouciant de l’avenir, et toujours prêt à se lancer dans toutes les aventures au profit des meneurs du parti.

Le calme étonnant des grévistes, qui, pendant plus de quinze jours, en présence d’un ministère affolé, d’une police impuissante et désarmée, ont su résister aux pires sollicitations, est également caractéristique. Le peuple, le vrai peuple, est las des agitations stériles ; il tient à ses droits politiques, mais il tient surtout à assurer son lendemain, et il a fini par comprendre le vide des déclamations des politiciens. Il veut avant tout faire lui-même ses affaires ou du moins sa principale affaire, c’est-à-dire s’assurer le pain quotidien pour lui et pour sa famille et obtenir la part qui doit lui revenir dans les produits de son travail. Cette préoccupation, qui existe depuis un siècle chez les ouvriers anglo-saxons, commence à se faire jour chez les ouvriers français, désabusés des mirages de la politique.

Nous avons vu quel rôle a joué dans cette grève la Bourse du Travail : à la suite des derniers incidens, il semble que les corporations l’aient en quelque sorte reconquise sur les socialistes, qui en avaient fait leur place forte. On comprend combien il serait important de leur en garantir la possession par une législation sur les chambres de travail et par une réglementation bien comprise. La Bourse du Travail tend de plus en plus à devenir un rouage essentiel dans l’organisation du travail. Malgré les vices de sa constitution, elle a rendu en cette circonstance de réels services en assurant la publicité et par suite une certaine sincérité dans les délibérations des grévistes. Elle a permis aux modérés d’y intervenir, ce qu’ils n’auraient pas pu faire si les réunions avaient eu lieu comme autrefois dans l’arrière-salle de quelque cabaret borgne, véritable coupe-gorge où les meneurs seuls osaient s’aventurer. Il n’est vraiment pas possible que l’État semble ignorer plus longtemps l’existence de ce million d’hommes associés en dehors de toute ingérence administrative, qui réclament, comme les ouvriers anglais, la reconnaissance de leurs droits et la protection des lois. Nous savons bien qu’ils vont à l’encontre