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trois mille ans ; il t’est permis de changer de méthode et de ne prendre conseil que de toi-même. Que chacun fasse son métier ! Que les lettrés s’occupent de littérature ! Mais ils ont la fureur de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Ils exaltent le passé, ils méprisent le présent ; infatués de leur courte sagesse, front contre front, nez contre nez, ils conversent mystérieusement, médisent de tout le monde, critiquent tes lois et tes ordonnances. Dans ton palais, ils parlent bas ; descendus dans la rue, ils criaillent, ils clabaudent. Si tu veux bien m’en croire, tu leur donneras sur les doigts. Ordonne que tous les vieux bouquins dont ils font si grand cas et si grand étalage soient détruits, hormis ceux qui concernent l’agriculture et la médecine. Que quiconque possède un exemplaire de leurs livres sacrés, du Shiking, du Shuking, ou du livre des Cent Écoles, soit tenu de les remettre aux autorités des districts, qui les feront jeter au feu ! Ordonne aussi que tous les pédans qui se permettront de raisonner sur le Shiking et le Shuking soient livrés à l’exécuteur des hautes œuvres et que leurs corps soient exposés sur la place du marché ; que ceux qui louent le passé aux dépens du présent soient mis à mort avec toute leur parenté ; que ceux qui avant trente jours n’auront pas brûlé leur bibliothèque soient marqués du fer rouge et condamnés à travailler quatre ans à la grande muraille. »

L’empereur trouva que son ministre était un homme de bon conseil. Il déclara la guerre aux anciens sages et à tous ceux qui se permettaient de les louer ; il fit brûler beaucoup de livres, et les lettrés l’accusent d’avoir fait tomber quatorze cent mille têtes ; mais, en tout pays, les lettrés exagèrent toujours. La dynastie des Han vengea Confucius de la sanglante injure que lui avaient faite les Tsin ; ce fut alors que sa doctrine devint une religion d’État ; on lui éleva des temples, on lui offrit des sacrifices. La dynastie mandchoue lui conféra en 1657 le titre de Sage parfait ; en glorifiant l’homme en qui s’était incarnée la vieille sagesse chinoise, elle pensait se gagner le cœur des Célestes et les réconcilier avec la domination étrangère. Les professeurs de vertu ont eu le dernier mot, ils gouvernent encore la Chine, qui se défie avec raison de leurs mains crochues, de leurs ongles trop longs, de leurs manches trop larges, de leur suffisance hautaine, de leurs glapissemens aigres, de leurs finesses de renard et de leurs appétits dévorans.


G. VALBERT.