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REVUE DES DEUX MONDES

Rennes, le 28 décembre 1842, pour être condamné à imprimer Le Scorpion[1], à payer 1 500 francs à titre de dommages-intérêts aux demandeurs, plus 20 francs par jour de retard. » La cause fut renvoyée au lundi suivant pour l’audition de Me  Caron, avocat de Jausions. Ledit Me  Caron fut sévère. « L’esprit du journal, dit-il, mérite la réprobation des gens de bien ; c’est ce qui explique et justifie le refus de tous les imprimeurs de fournir leur concours au journal projeté. Le prospectus déjà imprimé, et les articles proposés à l’impression, ne laissent aucun doute sur le caractère du Scorpion, où les personnages les plus recommandables par leur position et les plus honorables par leur caractère sont l’objet des attaques les plus vives. En imprimant de pareilles œuvres, les imprimeurs seraient complices et bientôt le ministère public serait obligé de les poursuite… Le tribunal ne peut les contraindre à accepter une telle responsabilité. »

Tel fut aussi l’avis du procureur du Roi, M. Malherbe, et ses conclusions furent celles de Me  Caron. Le 9 janvier 1843, le tribunal donna gain de cause à l’imprimeur récalcitrant et débouta Leconte de Lisle et Duclos de leurs prétentions.

Ce fut la dernière manifestation littéraire de Leconte de Lisle à Rennes. À bout de ressources et las de cette vie de privations, dans la pénurie d’une ville de province qui devenait hostile peu à peu, il céda enfin au désir de ses parens et s’embarqua pour retourner à Bourbon[2] ; il était resté près de six ans à Rennes.

Sans doute, quand le bateau quitta le port de Nantes, regarda-t-il en arrière, non pour dire adieu à cette Bretagne qui était un peu sa patrie pourtant, mais au revoir à cette France où il rêvait de revenir pour ne la plus quitter et qu’il devait remplir à jamais de son nom.

Louis Tiercelin.


  1. Me  Provins, leur avocat, se fondait sur l’article 7 de la charte de 1830, qui accordait aux Français « le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions. » L’imprimerie étant un monopole, le refus des imprimeurs équivalait à une annulation de cet article.
  2. Il y arriva vers la fin du mois de septembre 1843. Une lettre de son frère parle de l’heureuse métamorphose que les idées et les principes de l’indigne et bien-aimé Charles ont subie à Rennes, idées maintenant de haute philosophie et principes irréprochables.