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cela se réduit mon crime. Depuis quelque temps, je suis on ne peut plus assidu à la Faculté. Si je suis appelé devant elle pour quelques absences, je viens d’écrire au doyen pour lui expliquer mes motifs et j’espère qu’il y aura égard. J’ai maintenant la ferme volonté de terminer le plus tôt possible mes études de droit ; mais, si je recevais encore de Bourbon d’aussi affreuses lettres que par le passé, je ne sais trop ce que je ferais. Je suis bien avec papa maintenant et j’ai une grâce à vous demander, c’est de ne pas lui écrire contre moi. Fiez-vous encore à ma promesse de travail ; je la tiendrai. J’aurai une éternelle reconnaissance, mon cher oncle, des peines que je vous cause.

Votre dévoué neveu,
C. Leconte de Lisle. »

Dans d’autres lettres, ce sont des réclamations d’argent, à cet oncle qui laisse son neveu « mourir de faim » et qui semble outre-passer les mesures d’économie prescrites. La pénurie de Charles va s’accroissant de plus en plus et les demandes se multiplient, toujours plus pressantes. Leconte de Lisle en arrive à « manquer de tout ; » il ne sait même plus « comment se faire la barbe ; » il a dû recourir « à la bonne volonté d’un de ses amis pour se procurer un peu de sirop, attendu qu’il a la fièvre et que la soif le dévore et qu’il n’a pas un centime à sa disposition. » Ce sont, il le sait bien, « demandes un peu honteuses, » mais la nécessité l’y réduit.

Les parens de Bourbon, cependant, avaient repris un peu d’espérance. On croit au prochain succès de la licence enfin conquise, et déjà on prie M. Louis Leconte de mettre en avant ses amis pour obtenir une place de substitut ou procureur du roi, ou de juge auditeur à Bourbon. Si Charles pouvait être nommé au tribunal de Saint-Denis, ce serait le rêve accompli ; car on voudrait bien le voir rentrer dans sa famille ; « malgré ses forfaits, sa pauvre mère n’a pas d’autre pensée ; ainsi est fait le cœur des parens, » Pour arriver à ses fins, M. Leconte de l’Isle écrit à un ancien camarade, M. Gesbert, avocat général à la cour royale de Rouen[1], et le prie de prendre en main les intérêts de son fils ;

  1. « Simple élève de son père, écrit M. Leconte de l’Isle, il a dépassé son professeur ; il s’est adonné à l’étude et est regardé comme capable parmi les élèves. » Et il conclut, avec un retour sur lui-même : « Adieu, mon ami ; plus heureux que moi, tu ne vis jamais l’étranger dans ses fêtes, comme dit Chateaubriand. Moi, depuis de longues années, je souffre de mon exil. La nostalgie est le mal le plus pénible pour l’homme qui pense.
    Et dulces semper reminiscitur Argos ! »