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en termes singuliers : « Elle se montrait, dit-il, éveillée et charmante. On ne pouvait rien voir de plus gracieux que cette svelte blondine, jeune, gaie, folâtre ; pas un homme qui eût résisté à ses agaceries. Je l’observai avec une entière liberté d’esprit, et je fus bien surpris de la trouver vive et joyeuse… »

Cette « blondine svelte, » au minois éveillé, comptera bientôt cinquante-trois ans. Sa beauté triomphante résiste aux efforts du temps, aux fatigues, aux privations de ces années de misère. Un mystérieux ressort soutient contre l’épreuve sa santé jadis frêle. Son courage, son abnégation, lui assurent à jamais, elle n’en peut plus douter, le cœur reconnaissant du seul ami qu’elle ait au monde ; cette certitude la dédommage de tout ce qui lui manque. Son âme brûle d’une joie intérieure, qui l’élève au-dessus des souffrances passagères ; le vent d’aucune tempête n’en saurait éteindre la flamme. Elle accompagne allègrement, à travers toute l’Europe, la marche infatigable des infortunés Condéens, qui courent d’échec en échec, décimés par les « Patriotes, » haïs et jalousés de leurs propres alliés, jamais découragés, toujours prêts à mourir pour leur cause. A chaque étape, dans chaque ville qu’ils traversent, ils sont certains d’apercevoir, à l’appui d’une fenêtre ou sur le seuil d’une porte, un doux visage, aux lignes encore pures, qu’encadre une chevelure blonde mêlée de quelques fils d’argent. Parfois ils défilent devant elle, la saluent de l’épée, s’inclinent avec respect devant tant de fidélité, évoquent au fond de leur mémoire les héroïques chevauchées des grandes dames de la Fronde. Au bivouac, elle partage la table de Condé, cette table d’une frugalité légendaire, où se dressent, « en guise de surtout, deux boules noirâtres, qui ne sont autres que les miches de munition, » où fréquemment, ce pain lui-même manquant, on se contente pour tout souper d’un plat de pommes de terre[1]. Pour soulager tant de détresse, pour aider à payer la maigre solde de la troupe, elle abandonne peu à peu tous ses biens, vend ses diamans, son argenterie, ses souvenirs de famille. A ce métier, la ruine vient vite : quelques années après le début de la guerre, de ses dix-neuf cent mille livres de rente, il ne lui reste « pas un sol ; » l’héritière des Brignole est maintenant aussi pauvre que le dernier des Condéens.

La Révolution, comme on pense, n’a pas épargné la compagne

  1. Histoire de l’Armée de Condé, par R. Bittard des Portes.