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ambition et son désir de plaire, le premier abord chez lui n’était pourtant pas engageant ; de la sauvagerie de son enfance, il conserva longtemps, en dépit de ses efforts, une humeur concentrée, une difficulté d’expansion, que l’on taxait souvent de dissimulation et de sécheresse de cœur. Ceux qui le connaissaient mieux lui rendaient plus de justice, et le proclamaient bon, sensible, loyal et chevaleresque. Tel est bien, en effet, le fond de sa nature ; ses défauts, ses faiblesses, ne sont, pour la plupart, que le fruit de l’éducation et du milieu où il vécut. Arrivé à la vie publique sous le règne de la Pompadour, il croit trop aisément au pouvoir des petits moyens, et confond volontiers l’intrigue avec la politique. Frivole, le mot est peut-être excessif ; du moins est-il enclin à traiter légèrement les choses réputées graves, tout en attachant trop de prix aux propos de salons, aux préjugés de caste, aux vanités du monde. Mais il redevient grand sur les champs de bataille. Là, il est vraiment un Condé. Dans la flamme de son regard, l’accent bref de sa voix, la netteté de son coup d’œil, l’heureuse précision de ses ordres, revit une étincelle de l’âme de son glorieux aïeul.

Sa manière d’être avec les femmes se ressent des contradictions de cette nature complexe. Il prend feu rapidement, s’indigne des obstacles, prétend du premier coup emporter toutes les résistances ; et cette témérité lui a plus d’une fois réussi. Mais s’il échoue dans son attaque, il ruse, il parlemente, il louvoie et s’obstine, et ne désarme pas qu’il n’en soit venu à ses fins. La comtesse de Genlis met cette ténacité au compte de « l’ambition » du prince. Il professait, dit-elle, qu’une jolie femme est toujours propre à quelque intrigue, et que, pour s’assurer d’elle, il n’est qu’une bonne manière. Ce sont propos perfides de coquette dédaignée. Toute la suite de sa vie dément cette calomnie. Ses amours lui nuisirent plus qu’elles ne le servirent ; et sa persévérance n’est que l’orgueil d’une âme qui ne peut supporter l’idée de la défaite. Une fois arrivé à son but, il reste tendre, et devient infidèle. Son cœur, ainsi qu’il dit, demeure « inébranlable, » mais son esprit voltige, et court à de nouvelles conquêtes. Son physique est d’accord avec ses prétentions : sa taille, peu élevée, est svelte, bien prise ; son visage long, mince, au nez aquilin, à la bouche spirituelle, n’est pas dépourvu d’agrément. S’il n’a l’usage que d’un seul œil[1], cette défectuosité, qui vient de naissance, est invisible

  1. Son père, le duc de Bourbon, était borgne, d’un accident survenu à la chasse, et tous ses enfans, légitimes ou bâtards, naquirent borgnes du même œil. (Mémoires de Mme de Genlis.)