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permet de penser qu’il exagère également les craintes que doit inspirer l’avenir. Tout cela révèle seulement, de la part de l’Angleterre, un état de nervosité, d’inquiétude, d’impatience, qui n’avait pas encore pris ce degré d’acuité. Heureusement, toutes les autres puissances, sans exception, ont conservé leur sang-froid, et dès lors les périls signalés au banquet du Lord-Maire pourront une fois de plus être conjurés.

Mais nous devons, nous, prendre parti entre les politiques diverses qui s’offrent à notre choix : les suivre toutes en même temps serait le plus sûr moyen de n’aboutir dans aucune. Quelle que soit d’ailleurs notre préférence pour celle-ci ou pour celle-là, le moment est passé de nous laisser aller au décousu qui a caractérisé jusqu’ici nos entreprises coloniales. Après avoir répété si souvent que nos ambitions étaient satisfaites, que notre domaine était assez vaste, que notre expansion au-delà des mers avait atteint les limites que nous avions voulu lui assigner, il serait temps de faire de cette affirmation une réalité. Nous avons pris d’immenses territoires que personne ne nous dispute plus ; dans les uns, la pacification est complète, dans les autres, elle est tout près de le devenir ; le jour est donc venu de mettre en valeur ce que nous avons acquis, et nous aurons besoin pour cela d’un nombre d’années d’autant plus grand que le véritable esprit colonial a grand besoin d’être réveillé ou restauré chez nous. Nous avons l’habitude de le confondre avec l’esprit de conquête, qui en est très différent. Les héros ne nous manquent pas, et le commandant Marchand n’est pas une exception en France ; ce qui est beaucoup plus rare, ce sont les colons qui, sans la moindre idée de devenir fonctionnaires, vont dans un pays lointain pour en exploiter les richesses naturelles et y faire du commerce. Il faut les encourager et leur inspirer confiance, problème difficile pour nous, et qui est depuis longtemps résolu en Angleterre. Consacrons-lui les années qui vont suivre : personne alors ne pourra nous considérer avec appréhension, et nous pourrons à notre tour regarder les autres sans jalousie.

Cette politique réservée et prudente ne nous empêchera pas de développer notre puissance maritime, car de ce côté est l’avenir. Le discours de lord Salisbury révèle une pensée qui est encore à l’état flottant : il faut déterminer et préciser la nôtre. Il serait difficile de dire ce que signifie exactement telle ou telle phrase d’une harangue qui comporte deux ou trois acceptions différentes ; beaucoup de choses y sont indiquées, que l’orateur a voulu laisser dans le vague ; mais ce vague même inquiète. On est plus rassurant lorsqu’on est rassuré. Le ton de scepticisme qui règne dans tout son discours est assez habituel