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d’Yldiz-Kiosk pour les ordonner. Les exécutions marquent sur cette carte de la mort les étapes des messagers impériaux. Aux ports de la Mer-Noire où ils débarquèrent, la tuerie commença pour se propager, à leur suite, jusque dans le fond du pays. 150 000 hommes, femmes et enfans tués, brûlés, ou enterrés vifs, 80 000 morts de misère, telles furent les victimes de l’inertie européenne. Elles tombèrent durant tout l’automne de 1895, sans que l’Europe même s’en doutât ; c’est seulement au printemps de 1896 que la nouvelle se répandit sans exciter autre chose que des représentations vaines. Cet abandon ne laissait plus aux victimes que le désespoir et ses conseils. L’idée de réforme était noyée dans tout ce sang, l’idée de révolution subsistait seule, parce qu’elle était la vengeance. Les sociétés secrètes prirent une force extraordinaire et l’attaque de la Banque ottomane à Constantinople par une douzaine de conjurés éclata, le 26 août 1896, comme un accès de folie furieuse. Nul ne doute plus que le sultan ne connût le complot, et qu’il n’ait permis la tentative pour donner un prétexte à un troisième massacre. La Banque fut attaquée à une heure de l’après-midi : un quart d’heure après, commençait dans les rues de la capitale la chasse aux Arméniens qui devait coûter la vie à 8 000 hommes encore ; les massacreurs, pour la plupart portefaix, bateliers et rôdeurs de ports, avaient reçu des bâtons dans les postes de police ; ils assommèrent avec ordre et méthode, comme on recense : sans doute le fanatisme les poussait et l’on a vu de ces égorgeurs armer et conduire le bras de leurs enfans en bas âge afin que ceux-ci obtinssent la félicité promise à tout fidèle pour le meurtre d’un chrétien ; l’intérêt avait armé aussi beaucoup d’exécuteurs, Turcs, Albanais, Lazes, qui occupés dans la ville même, comme les Arméniens, à ces rudes métiers où l’homme devient un animal de bât, diminuaient une concurrence trop nombreuse, réglaient une question de salaire, et par la mort assuraient leur vie. Mais aucun sentiment ne fut aussi fort sur eux que l’obéissance. Pour commencer l’œuvre qui leur plaisait ils attendirent l’ordre ; ils la terminèrent dès que l’ordre vint de cesser. Et le fanatisme religieux de la haine céda si visiblement au fanatisme religieux de l’obéissance, que l’acte appartint tout entier à un seul. C’est le sultan qui pour sa gloire devant l’Islam avait étendu le massacre jusque sous les canons de ces vaisseaux envoyés par l’Europe ; il semblait avoir autorisé leur présence pour faire jaillir le sang jusqu’à leurs sabords, et dans