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Maintenant, jusqu’à quel point cette apothéose équivalait-elle à l’œuvre de Puvis de Chavannes, et ne l’a-t-elle pas dépassée ? qu’en penseront les générations à venir, et notre enthousiasme ne leur paraîtra-t-il pas, lorsque seront passées avec nous certaines raisons éphémères de notre admiration, aussi singulier que l’enthousiasme qu’on eut, un jour, pour Jules Romain ou pour Thorvaldsen ? Ce n’est point encore le moment de le rechercher. Il y faudra le temps et cette « indépendance du cœur, » qu’on ne peut trouver complète, quand disparaît un grand apôtre de la Beauté. De plus, il semble infiniment téméraire et presque sacrilège de se livrer, devant une pareille œuvre, à un examen dont l’énoncé seul indique une hostilité latente, de se demander, par exemple, pour quelles raisons au juste cette œuvre est admirable, et si Puvis de Chavannes savait dessiner ! Mais quand on songe à quelles diatribes contre tout notre enseignement des Beaux-Arts aboutissent immanquablement les apologistes de Puvis de Chavannes, on s’aperçoit que la question a deux faces, et qu’à trop voiler certaines erreurs, par respect d’un maître, on risque d’oublier ce qu’on doit aux autres maîtres, — et à la Vérité.

La vérité est que l’œuvre de Puvis, pour admirable qu’elle soit, n’est pas admirable en tout, et qu’elle n’est imitable en rien. Mieux encore que Michel-Ange, il pouvait s’écrier : « Que de gens ma peinture va perdre ! » car ce qu’il avait de merveilleuses qualités lui était personnel et intransmissible ; ce qu’il avait de défauts lui était commun avec beaucoup d’autres et très aisé à reproduire. C’est un peu la marque de tous les grands artistes, mais ce l’est surtout de Puvis de Chavannes. Car ce créateur d’un genre si particulier et si neuf, ce néologue des formes d’art, est cependant demeuré, en quelque manière, un « amateur. » Etant né, ayant ce qui ne s’acquiert pas, il est mort sans avoir tout ce qui s’acquiert. Formé tout seul, loin des écoles, il n’a jamais complètement réalisé, en ses travaux hautains et solitaires, l’apprentissage banal du métier qu’on y enseigne. Il l’a surpassé : il ne l’a pas remplacé.

C’était un peu un stratège qui ne saurait pas manœuvrer un peloton. Cela ne l’empêche pas de gagner des batailles, et l’on a beau jeu de rire des sergens-majors de la peinture qui viennent le reprendre sur des infiniment petits de sa conception. Mais ces infiniment petits sont précisément les seules choses qu’imitent les disciples, s’imaginant qu’en ces choses réside le