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cimetières s’y peuplent vite ; et, de si fraîche date que soit cette agglomération humaine, elle se composera bientôt, elle aussi, de plus de morts que de vivans.


VII

Laissons le temps faire son œuvre. C’est le grand régulateur : il saura mettre toutes choses au point. Ces grands pays blancs du nord-ouest, qui n’avaient pas d’histoire et qui n’en étaient pas plus heureux pour cela, vont avoir désormais un rôle à jouer dans l’évolution sociale. Ils ne connaissaient autrefois, comme hôtes, que quelques tribus d’Indiens dégénérés, quelques explorateurs, quelques pêcheurs, quelques chasseurs en quête de fourrures. Il leur a suffi pour se faire prendre d’assaut de laisser voir qu’il y avait de l’or sous leur neige et qu’on pouvait, d’un coup de dé, y devenir millionnaire. Ils sont bien une douzaine qui ont eu cette chance : pauvres millionnaires, d’ailleurs, perclus de douleurs pour la plupart et dont les moroses confidences attestent une fois encore que, même subitement acquise, l’opulence ne fait pas le bonheur. Les demi-succès sont naturellement plus nombreux : quelques centaines de citoyens des États-Unis, quelques douzaines de Canadiens, plusieurs Anglais, plusieurs Suédois ou Norvégiens, plusieurs Russes, plusieurs Français, surtout des Savoisiens, sont en voie de réaliser là-bas, et moins lentement qu’ailleurs, de ces petites fortunes bourgeoises que le train naturel des affaires ne refuse guère, dans leurs patries respectives, à un travailleur avisé, actif et économe. Quant aux insuccès, ils ne se comptent plus et n’ont que trop souvent abouti à un dénouement tragique. La proportion en grandira encore avec les progrès d’une immigration qui depuis deux ans dépasse toute mesure.

À ces contagieux entraînemens nous ne pouvons malheureusement opposer que d’assez vaines remontrances, et les pouvoirs publics sont eux-mêmes à peu près désarmés[1] ; mais les leçons de l’expérience finiront par s’imposer et, comme dans un aimant, ce pôle qui attire deviendra, à un moment donné, le pôle qui repousse.

  1. Voir pourtant l’excellente circulaire du ministre de l’Intérieur aux préfets, en date du 5 mai 1898.