Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/397

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

saurait avoir la prétention de faire passer tout son chargement d’un seul coup. Il faut le fractionner et recommencer chaque lieue dix fois, aller et retour, ce qui décuple et la fatigue et les risques ; car, à ce compte, on a toujours loin de soi la majeure partie de son bien ; et ces dépôts en plein air que personne ne garde, — ces « caches, » comme on les nomme, — ne sont pas toujours respectés, bien que l’intérêt commun leur fasse d’ordinaire une sécurité relative.

Après les cols, les lacs : le lac Lindemann et le lac Bennett d’abord. C’est une douce commutation de peine que de se sentir assis dans un bon ferry-boat, avec tous ses paquets autour de soi, et de pouvoir, si l’on a froid, se réchauffer avec du whisky (à 40 francs la bouteille). Mais on ne va pas loin de la sorte. Les lacs communiquent les uns avec les autres par des cours d’eau, presque toujours rapides, souvent torrentueux : « chemins qui marchent, » comme disait Pascal, mais qui marchent trop vite en été et que l’hiver immobilise. Cette seconde partie du voyage — de beaucoup la plus longue — n’est guère faisable qu’au moyen d’embarcations, construites sur place, ou de traîneaux tirés par des chiens. On peut alors se contenter de recommencer deux ou trois fois chaque étape. Mais la dépense est grande. Les scieries mécaniques du lac Bennett vendent leurs planches vingt-cinq sous le pied courant, et pour les bateaux tout faits, c’est par milliers de francs que l’on compte, bien que la construction en soit très sommaire. Quant aux chiens de trait, dogues esquimaux et autres, la demande surpassant de beaucoup l’offre, on les surfait ridiculement : 500 francs, 1 000 francs la bête. Or, cinq suffisent à peine pour un chargement sérieux ; et ce ne sont pas des attelages d’un maniement commode. Sur la neige, il faut qu’un homme leur fraye la voie, la dessine pour ainsi dire avec ses semelles en raquettes ; qu’un autre fouette sans pitié le chien qui s’arrête ou qui tombe. Notez, en outre, que le traîneau qui glisse sur une glace inégale peut tout à coup s’enfoncer et se noyer, comme le bateau qui flotte aujourd’hui en pleine eau peut demain trouver la rivière prise. Aussi faut-il en revenir, par momens, au portage à dos, avec le même jeu de navette que précédemment. Puis, par tous les temps, quand vient le soir, on est forcé de gagner la rive et de s’y installer pour la nuit. Les feux s’allument dans l’ombre, un à un ; et l’on s’étonne de les voir si nombreux. Oh ! le rude voyage ! Heureux ceux qui n’auront mis pour faire ces deux cents