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peut donner de mobile et d’instable à la musique moderne.

« Au contraire, le temps premier de la cantilène grégorienne est indivisible. Il correspond à la syllabe ordinaire d’un temps, et il n’est pas plus divisible que cette syllabe, en sorte que si, traduisant en notation moderne une pièce liturgique, vous prenez la noire comme note ordinaire et temps premier, jamais vous n’aurez le droit de la dédoubler en croches.

« Mais il ne faut pas inférer de là que toutes les notes sont égales. En effet, si le temps premier ne peut se diviser, il peut se doubler, se tripler. De même que dans une broderie sur canevas, une même couleur de Lainé ou de soie peut s’étendre sur plusieurs points, ainsi sur le canevas des temps premiers une même note peut embrasser deux, trois et quatre points pour former les dessins mélodiques les plus agréables.

« Cette différence foncière entre les deux arts n’a pas été suffisamment remarquée ; elle exerce cependant une influence considérable sur l’allure générale de la phrase et sur son expression esthétique. C’est à l’indivisibilité des temps premiers que la cantilène romaine doit en grande partie son calme, sa douceur et sa suavité[1]. »

Retenons ces derniers traits et cette convenance suprême entre l’art grégorien et son objet. Impersonnel, austère, cet art n’est jamais indifférent ni dur. Surhumain peut-être, jamais inhumain, il n’est ni sans entrailles ni sans cœur. A ceux qui se consacrent à lui chaque jour, il donne plus que le pain quotidien, plus que le nécessaire : il leur accorde même les délices. Autant que de leur croyance, il est l’expression et l’aliment de leur amour. Quand la jeune moniale chante « Celui qu’elle a vu, qu’elle a aimé, en qui elle a cru, qu’elle a chéri ; quem vidi, quem amavi, in quem credidi, quem dilexi, » son chant n’est monotone que pour qui ne sait pas l’entendre. Écoutez-le bien : avec un discernement subtil, cette musique fait à chaque mot, à chaque mouvement sa part, et ce n’est pas sur les paroles de la foi, mais sur celles de la dilection et de la tendresse, qu’elle s’attarde et se complaît davantage. Pour un chant de menace et d’épouvante, vous en trouverez dix dans la liturgie, qui ne sont que douceur et qu’amour. Les plus graves, les plus forts n’ont jamais rien qui trouble ni qui blesse. Loin d’agiter l’âme, ou de la diviser, l’art

  1. D. Mocquereau (conférence citée).