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accusée de jalousie et de despotisme, apparaît comme la protectrice et la patronne de la véritable liberté.

Considérons enfin le caractère moral et, comme disaient les Grecs, l’éthos le plus intime du chant grégorien. Nous reconnaîtrons qu’il se compose, en proportions d’ailleurs inégales, de force et de douceur. Le plain-chant tire d’abord sa force de l’unisson, des voix indéfiniment nombreuses, qui le redoublent, le centuplent, le multiplient indéfiniment. Sa force lui vient encore de sa simplicité. Rien ne l’altère et rien ne le divise. Rien non plus ne l’embarrasse ou seulement ne l’enveloppe. Toute l’énergie, toute la vertu de la musique se ramasse et se concentre dans la mélodie seule, sans que jamais rien d’elle se perde dans les accessoires ou les dehors, sans qu’une atmosphère environnante, créée par l’harmonie ou l’orchestre, voile jamais ses arêtes toujours vives et son relief toujours pur. Il n’est pas jusqu’aux modes particuliers du plain-chant qui n’en accroissent la vigueur. Exclusivement diatonique, il ignore le chromatisme, dont le propre est d’énerver et de dissoudre. Ce n’est pas sans raison que la note « sensible » s’appelle de ce nom, et le chant grégorien, qui l’évite, échappe du même coup, sinon à la sensibilité, du moins à la sensiblerie. Il est certain que cette note est par excellence la note qui atténue et qui attendrit, celle qui peut être faible, presque lâche. Dies iræ, dies illa. Restituez ici la sensible altérée ; réduisez d’un demi-ton, faites chromatique l’intervalle diatonique, et vous comprendrez par un seul exemple tout ce que les modes grégoriens épargnent au plain-chant de mollesse, tout ce qu’ils lui communiquent de santé robuste et de mâle beauté.

Mais ce chant est encore plus doux qu’il n’est fort. Les anciens auteurs en rendent unanimement témoignage. Suave sonantis Ecclesiæ, dit saint Augustin. « Que l’harmonie des chants, écrit saint Léon, se fasse entendre dans toute sa suavité. » Saint Isidore de Séville veut que la voix des chantres « n’ait rien d’âpre, ni de rauque, mais qu’elle soit sonore, suave, liquide, et, par le timbre autant que par la mélodie, appropriée à la sainteté de la religion. » L’historien de saint Grégoire, Jean Diacre, rapporte que « les Germains et les Gaulois furent plusieurs fois dans le cas d’apprendre et de rapprendre cette douce mélodie grégorienne qui les avait enchantés ; mais ils ne purent jamais la conserver dans toute sa pureté, soit à cause de la légèreté de leur esprit qui les porte à y mêler leurs chants grossiers, soit par une