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Cela, c’est le drame initial et unique, c’est la naissance à la vie bénédictine. Mais, pour les moniales comme pour les moines, toute cette vie s’écoule en chantant, et si l’office exceptionnel de la profession est plus pathétique, celui de la messe ou des vêpres quotidiennes n’est pas moins beau. Chaque jour et plusieurs fois par jour, à Solesmes, on découvre ainsi quel admirable, quel inépuisable trésor de poésie et de musique est la liturgie de l’Église.

Le soir même de la cérémonie, je retournai dans la chapelle des femmes. Elle était presque déserte. Bientôt les religieuses se mirent à chanter. Elles chantèrent, avec une exquise douceur, d’abord les psaumes du jour, puis cet hymne délicieux pour la fête de Saint-Jean-Baptiste, où l’on dit que le moine d’Arezzo choisit, il y a quelque huit cents ans, les noms des notes de la gamme :


Ut queant laxis Resonare fibris
Mira gestorum Famuli tuorum,
Solve polluti Labii reatum.
Sancte Joannes !


Une heure après, j’écoutais les mêmes chants dans la chapelle des moines. Les mêmes, et pourtant combien autres ! Les textes, les mélodies et le style ; la justesse, la flexibilité, l’accord des voix, tout était pareil. Mais parce que les voix, féminines tout à l’heure, étaient viriles maintenant, tout avait changé. Je me souviens que, dans un des psaumes, il était question de vengeance, de colère et de grincement de dents. « Peccator videbit, et irasectur : dentibus suis fremet et tabescet. » Sur ces mots prononcés de même, à l’italienne, l’accent des moines se faisait rude et s’irritait ; mais celui des moniales, jusque dans le reproche et la menace, gardait une tendresse, une pitié virginale. Qu’elles furent belles, ces doubles vêpres, où j’entendis chanter et prier l’une après l’autre les deux âmes de l’humanité !

Veuillot a raison, rien n’est comparable aux offices de Solesmes : à cette grand’messe, — oui, véritablement grande, — « sans tapage de chaises, sans piétinement de curieux, sans froufrou de robes élégantes, sans bruit du dehors. Ici point de suisse, pas même de hallebarde ; aucune figure d’employé. La loueuse de chaises est inconnue ; le donneur d’eau bénite, inconnu ; la belle voix du chantre expressif, inconnue. » La messe parfois n’avait d’autres témoins que ces fameux groupes de pierre, les « Saints