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Cette beauté quinze fois séculaire, et que je croyais morte, elle m’est apparue vivante. Cet art grégorien, si sobre, si faible en apparence, et qui n’est qu’une ligne de sons, je l’ai vu mêlé à l’acte le plus grave comme aux pratiques journalières de la vie monastique. Et cette vie tout entière, en ce qu’elle a de plus sublime ou de plus simple, — je dirais de plus ordinaire, si rien était ordinaire ici, — le plain-chant seul est capable et digne de l’accompagner et de la représenter à la fois, d’en être le témoin et l’interprète, le signe sensible et comme l’âme sonore. S’il est vrai, suivant une parole ancienne, que le but et la nature même ou l’essence de l’art est une convenance[1], il n’y a pas d’art qui l’emporte sur le plain-chant tel qu’il est compris et pratiqué à Solesmes. Une pensée unique et supérieure est exprimée là dans la forme la mieux appropriée et la plus adéquate à cette pensée même. Ce n’est pas tout : au-dessus de cette convenance première, d’autres, qui sont plus hautes et plus larges, ne tardent point à se découvrir. On s’aperçoit bientôt que cet art est plus que tout autre imprégné, saturé de vérité, qu’il est totalement étranger au mensonge, ou seulement à la fiction et aux apparences vaines. Enfin, — et pour s’en convaincre il suffit de quelques jours vécus parmi ces hommes, — il est impossible de rêver pour un art qui n’est que piété, sainteté, des interprètes plus proches et plus dignes de lui ; pour un plus pur idéal, de plus purs serviteurs. À propos du plain-chant la question de l’art et de la morale ne peut même pas se poser. Ainsi nous voyons se fermer le cercle harmonieux des convenances suprêmes. Ainsi, par une rencontre peut-être unique, le vrai, le beau et le bien se rejoignent ici, et leur trinité sublime, absente de tant de chefs-d’œuvre, je parle même des plus grands, apparaît réalisée et vivante dans la chapelle où prient en chantant d’humbles moines à genoux.

I

C’est le 24 juin : le jour de la Saint-Jean-Baptiste, de la Saint-Jean d’été. De bon matin nous sortons de Saint-Pierre, le couvent des moines, pour nous rendre à Sainte-Cécile, l’abbaye des religieuses, dont la flèche brille au-dessus, des taillis. La route n’est pas longue : une rampe douce, entre deux murs de lierre,

  1. Caput artis decere.