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à l’abbaye de solesmes.

pour un musicien. Je l’ai suivi. J’ai été à Solesmes, et j’y ai trouvé plus qu’on ne m’avait promis. Ce qui m’y attendait et ce que j’en rapporte, c’est la révélation du plain-chant ou du chant grégorien, autrement dit d’une forme d’art, d’une catégorie de l’idéal, et d’un mode ou d’un monde de beauté. Monde ancien, le plus ancien même qui se soit conservé, car de la musique antique nous n’avons guère retrouvé jusqu’ici que la doctrine et non les œuvres. Nouveau monde aussi, car on ne le connaissait plus depuis des siècles, et aujourd’hui encore on ne le connaît presque partout que défiguré et travesti. Qui n’a jamais entendu le plain-chant que dans les églises de nos villages, de nos grandes villes même, ne l’a jamais entendu. La restauration intégrale de ce monde sonore est depuis cinquante ans l’une des tâches et l’une des gloires de l’ordre bénédictin. Ce que Dom Guéranger fit pour les textes, les Dom Pothier, les Dom Mocquereau l’ont fait et continuent de le faire pour les chants. Avec quelle intelligence et quel savoir ! Avec quel respect et quel amour ! Ils relèvent ce qui était abattu ; ils retranchent ce qu’on avait ajouté ; ce qu’on avait faussé, ils le rectifient ; ils rétablissent partout l’esprit et la lettre de la loi. Et ces infaillibles interprètes sont des interprètes deux fois. En même temps qu’une méthode de paléographie, ils ont fondé un admirable style de chant. Ces grands érudits sont de grands artistes ; non contens de restituer les mélodies grégoriennes, ils les exécutent. Ainsi, paroles et musique, ils ont reconstitué toute la liturgie. « Les sources, toujours les sources, » écrivait jadis un des maîtres de la connaissance du passé[1]. À Solesmes, dans un admirable jardin, sous les tilleuls et parmi les roses, une de ces sources a reparu.

On a contesté qu’elle fût parfaitement pure. Des Belges, des Allemands résistent encore au courant parti de Solesmes. Il serait aisé d’énumérer les points d’histoire ou de méthode qui restent débattus entre un Gevaert ou un Habert et les grands exégètes bénédictins. En de tels débats, où je n’aurai pas la témérité d’intervenir, je tiendrais volontiers et d’instinct pour les moines. Leurs chants, que je viens d’entendre, me sont garans de leur doctrine. Incapable de prouver qu’ils ont la science, j’affirme du moins qu’ils sont en possession de la beauté.

  1. Léon Gautier, Quelques mots sur l’étude de la paléographie. 2e édition ; Paris, Palmé, 1859. (Cité en tête de la Paléographie musicale des Bénédictins de Solesmes ; Solesmes, imprimerie Saint-Pierre, 1890.)