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ancêtres qui leur avaient assuré cette parfaite tranquillité, qui leur avaient soumis tous les peuples d’alentour, ils s’accoutumèrent à les regarder comme des hommes supérieurs, des types de perfection. Plus avancés qu’aucun peuple sujet ou tributaire, n’ayant point à subir l’aiguillon de la concurrence, ils se complurent dans l’admiration d’eux-mêmes ou plutôt de ceux qui avaient fait leur pays, crurent qu’aucun progrès n’était plus possible ni désirable, et restèrent immobiles. L’isolement, le manque d’émulation dans lequel a vécu la Chine est assurément ce qui a le plus contribué à la figer, et il faut remarquer que le monde antique commençait à se trouver, pour les mêmes raisons, dans un état analogue au moment de l’invasion des Barbares, et que, en dehors de la révolution morale effectuée par le christianisme, qui ne put produire ses pleins effets que par le renversement de l’Empire, aucun progrès ne s’y faisait plus. L’admiration stérile du passé forme déjà le fond de la doctrine de Confucius. A regarder ainsi en arrière, à ne jamais rien changer aux usages des ancêtres, les raisons d’être de bien des choses devaient finir par disparaître, surtout chez un peuple naturellement porté aux questions positives et pratiques plutôt qu’aux idées générales et élevées, et tout le monde s’accorde à reconnaître que le peuple chinois est ainsi fait. Religion et morale, tout se réduisit bientôt en rites et en formes, vaines et creuses enveloppes, cachant le vide, dont est faite toute la civilisation chinoise, et c’est ainsi qu’on arriva à cette conclusion qu’il faut avant tout sauver la face et que cela suffit à tout.

L’isolement de la Chine, sa facile supériorité sur ses voisins terrestres, a produit encore une autre conséquence grave : l’anéantissement de l’esprit militaire qui a entraîné la disparition des idées de devoir et de sacrifice. Les mandarins militaires sont infiniment méprisés par leurs collègues civils ; les épreuves par lesquelles on les choisit consistent surtout en exercices de force physique : soulever des poids et tirer de l’arc. « On ne prend pas de bon fer pour faire des clous, ni un brave homme pour faire un soldat, » dit un proverbe chinois. Aussi les armées chinoises ne sont-elles que des ramassis de malandrins, à la fois pillards et lâches, quoique son peu de souci de la vie comme son endurance physique concoure à faire du Chinois une excellente matière première militaire. Le Céleste Empire est aussi incapable aujourd’hui de se défendre contre la civilisation occidentale qu’il est incapable de se l’assimiler.