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nécessaires pour mettre le pied à l’étrier, qui l’aide dans ses démarches et se fait largement rémunérer ensuite en percevant une part dans les bénéfices des charges occupées par son protégé ou plutôt son associé. L’idée d’exploiter ainsi une fonction publique comme une affaire est vraiment ingénieuse et, paraît-il, souvent fort profitable ; mais on juge des exactions qui en résultent et qui se répercutent et se multiplient du haut en bas de l’échelle des fonctionnaires. Je ne citerai ici qu’un chiffre qui m’a été affirmé par plusieurs personnes à même d’être bien renseignées : le poste de taotaï (gouverneur) de Shanghaï, auquel est affecté un traitement de 6 000 taëls (le taël vaut actuellement 3 fr. 75) par an et auquel on est nommé pour une durée de trois ans, s’est acheté dans ces derniers temps de 200 000 à 250 000 taëls.

Ce qui est pire que l’achat des fonctions publiques ou le rôle de la faveur dans les examens, ce sont les matières mêmes sur lesquelles portent ces examens. On ne s’y occupe que de littérature et de scolastique, de l’étude des classiques chinois. Les œuvres de Confucius forment la base des connaissances exigées, celles de ses disciples, de Mencius et d’autres philosophes vieux de 2000 ans, et toute la masse des anciennes annales viennent s’y ajouter. Ce sont des centaines de volumes que les candidats doivent savoir à peu près par cœur, car la mémoire est la seule chose que l’on cherche à exercer. A certaines questions il faut répondre uniquement par des citations textuelles ; lors même que cela n’est pas obligatoire, il convient d’émailler sa composition d’un grand nombre de ces citations. Quant au beau style, il consiste surtout à choisir, de temps à autre, parmi les 60 000 caractères qui composent l’écriture chinoise[1] et représentent chacun un mot, des signes presque inconnus qui ne se trouvent que dans quelque recoin caché d’un vieil ouvrage au lieu d’employer leurs synonymes usuels. Aussi tout l’effort de l’instruction préparatoire consiste à faire apprendre aux malheureux candidats le plus grand nombre possible de caractères, en même temps que le plus grand nombre possible de citations de classiques. Aucun Chinois, croyons-nous, ne connaît tous les caractères de sa langue, mais aussi, d’autre part, aucun ne les ignore tous : c’est une des curiosités de ce pays que chacun y sait plus ou moins lire et écrire, mais personne complètement. Les plus pauvres diables connaissent quelques

  1. On sait que l’écriture chinoise se compose de signes idéographiques dérivés originellement de dessins représentatifs des objets.