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la froideur de la Russie a empêché toute intervention de l’Europe en faveur des Arméniens et paralysé les efforts des philhellènes, si le tsar voit d’un mauvais œil tout ce qui pourrait modifier la situation du Levant et se refuse à laisser soustraire aucune province chrétienne au joug du Sultan rouge, c’est qu’il ne veut pas qu’une commotion sur les bords du Bosphore l’entraîne dans des aventures à l’ouest de l’Asie et le distraie des vastes desseins où il s’absorbe à l’autre extrémité du continent.

L’homme malade de Pékin est bien autrement riche que celui de Constantinople : quatre fois plus étendu, douze ou quinze fois plus peuplé que l’Empire ottoman, l’Empire chinois contient une moindre proportion de déserts ; ses ressources sont bien plus grandes et plus variées ; ses habitans bien plus industrieux, plus pacifiques et, semble-t-il, plus faciles à gouverner. Voilà pourquoi, en cette fin du XIXe siècle, où la richesse d’un territoire compte plus que les souvenirs qui s’y attachent, où l’on se préoccupe plus de débouchés à ouvrir, de terres à mettre en valeur ou de mines à exploiter que de reliques à préserver ou de peuples à affranchir, les nations de l’Europe ont abandonné le chevet du Grand Turc pour s’occuper de capter l’héritage, plus lucratif, du Fils du Ciel. Le malade des bords du Bosphore peut avoir des crises furieuses, on s’efforce de ne pas les voir ; on salue même avec joie un regain de force, s’il s’en manifeste ; on ne cherche plus qu’à le galvaniser, qu’à le faire durer. Si le soin de préserver la paix de l’Europe n’est pas étranger à cette conduite, le désir de ne pas être dérangées dans l’œuvre qu’elles poursuivent en Chine a bien aussi sa part dans l’attitude non seulement de la Russie, mais de plus d’une autre puissance en face de l’Orient méditerranéen.

C’est qu’on se promet dans l’Empire du Milieu un butin aussi précieux que facile à récolter. La Chine, à ce point de vue, vaut bien mieux que l’Afrique, dont l’Europe a si avidement opéré le partage. Moins étendue que le continent noir, elle est beaucoup plus peuplée, son climat est moins meurtrier, son accès plus facile, ses fleuves plus aisément navigables, son sol plus fertile. Le travail bien dirigé de ses habitans, ouvriers laborieux, patiens et habiles, permettra d’en exploiter les ressources bien plus aisément et plus rapidement que ne pourront être mises en valeur celles du continent noir, avec ses populations barbares, grossières et indolentes. Ces ressources elles-mêmes sont immenses, et