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apostés au coin de la rue de Chartres, tira presque à bout portant sur le piqueur et sur l’attelage. Le malheureux jeune homme fut tué raide, et deux chevaux furent abattus. — La retraite du roi, telle qu’elle avait été projetée, était devenue impossible. Heureusement, des officiers témoins de cet affreux guet-apens eurent aussitôt la pensée de faire venir, en toute hâte, une des voitures de service sur la place de la Concorde, qui, comme je l’ai dit tout à l’heure, était maintenue entièrement libre par un cordon de troupes. — On comprend l’effroi dont cette nouvelle pénétra tous les assistans dans le cabinet où le roi, entouré encore de sa famille et de quelques amis, attendait l’arrivée de sa voiture pour quitter les Tuileries ; tout à coup retentirent des coups de fusil se rapprochant de plus en plus du palais. Ce fut, hélas ! un vrai sauve-qui-peut : chacun, toutefois, s’oubliait soi-même pour sauver le roi ; les appels se croisaient : Il n’y a pas, s’écriait-on, un moment à perdre, et alors tout fut oublié : les portefeuilles particuliers du roi qui, avec ses papiers les plus précieux, contenaient une somme de 6000 francs environ, la seule somme qu’il eût aux Tuileries à sa disposition, semblèrent un poids trop lourd pour le serviteur qui les portait, et furent jetés derrière une armoire. Je n’ai pas besoin de dire que la reine, qui avait sans doute aussi-quelque argent chez elle, ne songea même pas à l’aller chercher : elle ne pensait qu’au roi. La petite colonne, composée seulement de la famille royale, de MMe de Dolomieu, dame d’honneur de la reine, de M. Piscatory, qui allait se rendre à la Chambre des députés, du général de Neuilly qui portait sur son bras le petit prince de Wurtemberg, du général Dumas, aide de camp du roi, d’un ou deux officiers de la maison, dont je ne me rappelle pas le nom et de quelque serviteurs fidèles, prit le plus court pour se rendre place de la Concorde, où on avait annoncé l’arrivée des deux voitures. Elle déboucha sur le grand vestibule, au-dessous de la salle des Maréchaux, en passant par un corridor obscur, éclairé par une lampe ; puis, descendant le grand escalier, qui séparait alors ce vestibule du jardin, s’engagea dans la grande allée de la grille du Pont-Tournant.

Décidé à accompagner le roi et à défendre au besoin sa précieuse vie, je précédai le groupe royal aussi rapidement que me le permettait ma santé fort éprouvée en ce moment, et je m’empressai de rallier l’escadron de ma légion que j’avais établi dans le jardin. Mon cheval étant resté dans l’écurie du poste formé