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sa courageuse campagne contre les émeutes de 1834, et dont il avait recherché et obtenu le concours en 1836, lorsqu’il s’efforça d’engager peu à peu le roi dans une intervention en Espagne ? » Le général Bugeaud, on se le rappelle, devait diriger cette intervention au moyen de la légion étrangère, dont il aurait fait une armée par des accroissemens successifs. De tels services peuvent paraître un instant oubliés ; mais quand il faut les désavouer en répudiant un choix déjà public, on recule devant une telle extrémité. Je ne pus faire partager ma conviction au roi et à M. Guizot, qui s’arrêtèrent au procédé plus régulier d’une nomination faite sous la responsabilité du cabinet nouveau[1].

À ce moment, le roi reçut une lettre de M. Molé qui lui annonçait l’impossibilité où il se trouvait de continuer avec succès la mission dont il avait été chargé et dont il comprenait toute l’urgence. Il n’y avait donc plus à hésiter, et un nom seul se présentait pour la présidence du futur conseil : celui de M. Thiers. Mais là encore, à mon grand désespoir, de nouvelles délibérations surgirent entre le roi, M. Guizot et moi, au sujet des conditions que la couronne pouvait faire ou subir, dans la combinaison de gauche à laquelle on se résignait.

Pour moi, qui ne croyais pas qu’avec la marche rapide des événemens, le roi eût toute sa liberté, je n’hésitai pas à conseiller l’appel immédiat de M. Thiers et une démonstration apparente de grande confiance envers lui. Je ne discutais pas les motifs de cette confiance et la mesure dans laquelle elle pouvait exister, mais, dans mon opinion profonde, la situation était telle que la résignation à laquelle j’osais convier le roi n’était autre chose qu’une mesure de salut public. M. Guizot, se plaçant à un tout autre point de vue, n’admettait pas que M. Thiers fût accepté sans conditions, ou, du moins, qu’on acceptât toutes les siennes. Il en est une surtout qu’il excluait avec la plus grande énergie. Il consentait même à tout accorder, excepté la dissolution de la Chambre. Le roi écoutait comme un juge la discussion animée qui s’établit alors entre M. Guizot et moi, et qui se termina des deux parts par quelques mots que je n’oublierai jamais, tout en craignant — tant ils sont étranges — que, dans le trouble où nous étions, une parole ait été mal entendue par moi. Je vois au moins bien clairement la scène :

  1. D’après les Mémoires de M. Guizot et d’autres documens, le roi et M. Guizot auraient changé d’avis, fait rappeler M. Duchâtel et le général Trézel, et obtenu leur contre-seing pour la nomination du maréchal Bugeaud.