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les boulevards, si ce n’est un certain nombre de visages plus sombres ou plus animés à mesure que nous approchions de la Bastille. Nous y trouvâmes l’état-major du général Prévost, qui y commandait, tout à fait libre de ses mouvemens par le soin qu’il avait pris de fermer la place à l’entrée de toutes les rues. C’est là toutefois que j’entendis retentir les premiers coups de fusil qui donnaient une redoutable signification au silence des boulevards, présage d’un orage populaire. Déjà j’eus le triste spectacle de quelques soldats blessés qui venaient recevoir les premiers soins au pied de la colonne de Juillet. Je n’en continuai pas moins ma route, après avoir mis le général Prévost au courant de ce qui se passait. Je pris tout naturellement la voie des quais, pour me rendre au troisième terme de ma course, à la place de l’Hôtel-de-Ville. Cette voie était large et libre, et les quelques révolutionnaires d’avant-garde qui faisaient déjà le coup de fusil n’étaient pas sortis des rues étroites du faubourg Saint- Antoine. Ma petite colonne ne courut donc aucun danger sérieux. Je trouvai à l’Hôtel de Ville les généraux Julien et Talandier, dont les troupes occupaient la place tout entière et le quai jusqu’au Pont-Neuf, sans avoir autour d’eux une foule à beaucoup près aussi nombreuse qu’à la porte Saint-Denis et à la Bastille. Cette foule, d’ailleurs, n’était pas encore agressive ; les deux généraux étaient préoccupés surtout de la fatigue inutile qu’on infligeait à leurs régimens ; d’après eux, on pouvait en laisser reposer une grande partie, à moins de mieux employer leur bonne volonté, qui ne laissait rien à désirer. Je promis de faire connaître leur juste observation à l’état-major général, et je leur laissai l’espérance, — qui fut vaine, hélas ! — d’en voir tenir immédiatement compte. Je m’empressai d’aller faire mon rapport au duc de Nemours ; j’insistai sur le vœu des généraux pour que des instructions de l’état-major vinssent donner un emploi d’ensemble et plus efficace aux forces dont ils disposaient ; puis, quittant le prince, j’allai rejoindre ma légion massée, comme je l’ai déjà dit, dans un manège à ciel ouvert situé tout près de l’entrée du Louvre. J’en parle ici parce que mon retour auprès des escadrons de cette légion, — la plus sage de Paris, sans aucun doute, — peut donner une juste idée du désordre qui avait pénétré dans les meilleurs esprits.

A mon entrée dans le manège, je fus accueilli par une foule de voix criant : « A bas Guizot ! Vive notre colonel ! » Ces cris ne