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comme le résultat nécessaire du suffrage universel, il montrait cette perspicacité qui est le don incomparable du politique.

Il ne se bornait pas à penser et à parler tout bas. La Providence lui avait donné autant de caractère que de jugement. Chaque fois qu’il était fortement saisi par des réflexions, il les traduisait en actes, en sachant s’engager ; il avait le goût et le courage des responsabilités. Il l’a montré le jour où il prenait sur lui la translation des ministres, concevant avec force le plan qu’il exécutait lui-même ; il l’a montré en pleine insurrection de juin 1832 quand, ainsi que l’a dit un témoin, il était le seul ministre qui n’eût pas perdu la tête ; il l’a prouvé une dernière fois lorsque, dans la déroute du 2-4 février, il escortait, à la tête de son escadron, la famille royale, la dérobant à l’émeute. Ce sont là en quelque sorte les actions d’éclat de la bravoure militaire ; mais que dire du courage civil, des actes accomplis en secret, au cours de ce « ministère d’intimité » que lui avait donné la confiance du roi ? c’est la partie cachée de la vie de M. de Montalivet qui fait autant d’honneur au roi qu’à lui-même.

Ministre ou intendant général, il vit le roi presque chaque jour pendant dix-huit années de travail en commun et jamais il ne lui cacha la vérité pour lui plaire. Loin de là, il s’appliqua à la lui faire connaître : il estimait que son rôle avait des charges, sa fidélité des devoirs. Dès le premier jour, il sentit ce que devait être son indépendance et pas un jour il ne s’en départit. Il avait une admiration profonde pour le caractère du roi, pour son intelligence supérieure, pour ses mes élevées, sa sagesse politique ; il n’a jamais craint de l’avertir, de le contredire, de braver son mécontentement pour l’éclairer. Dans l’administration de la liste civile, dans l’affaire des apanages des princes et des dots des princesses, lors des incroyables aveuglemens de la fin du règne, M. de Montalivet n’a pensé qu’à servir les vrais intérêts et non les préférences du roi ; il n’a jamais pensé à plaire.

Dans cette vie si diverse par les événemens, si semblable à elle-même par les convictions, se rencontrent avec une rare évidence les traits principaux de l’ « honnête homme, » comme l’entendaient nos pères, jeté au milieu des agitations de notre siècle. Cette figure doit offrir à notre génération très ignorante des temps qui l’ont précédée et trop disposée à tenir en mépris la politique, l’image de caractères qu’elle ne connaît pas ; elle verra dans ces Souvenirs les élans d’une jeunesse qui fermente, les loyaux efforts de l’âge mûr pour la fondation d’un régime de pleine lumière, la dignité dans la retraite sous un gouvernement contraire aux principes fidèlement défendus, le sacrifice des préférences dans l’intérêt du plus pur patriotisme.

GEORGES PICOT.