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première partie de sa vie à le conquérir ; il a consacré la seconde à le servir ; après la chute, il s’est honoré en le défendant contre les calomnies. Le cœur déchiré, au début et au terme de sa carrière, par le spectacle trois fois renouvelé de l’invasion étrangère, protestant contre toutes les formes du despotisme, toujours fidèle aux principes qui font la grandeur d’une nation, M. de Montalivet a été libéral au pouvoir et conservateur dans l’opposition. Ni comme politique, ni comme patriote, il ne s’est laissé abattre par la mauvaise fortune. Parmi les vicissitudes d’une existence traversée par les révolutions, aux heures où l’amertume des défaites sert d’excuse aux colères, il a eu ce mérite rare de demeurer, avec une âme passionnée, invariablement modéré.

La période active de sa vie n’a duré que vingt ans : elle s’est ouverte sous la Restauration à la Chambre des pairs, où il apportait le reflet des ardeurs qui animaient la jeunesse ; elle s’est poursuite dans les cinq cabinets dont il a fait partie de 1830 à 1839 ; elle s’est continuée au Luxembourg et dans l’administration de la Liste civile jusqu’en 1848. À partir de cette date, il n’a plus été qu’un spectateur et un témoin. Pendant trente ans, il est demeuré à l’écart, ne voulant pas, après 1852, servir l’Empire et, après 1870, retenu par sa santé loin de l’arène électorale. Il pensait beaucoup et, dans ses longues heures de souffrance, son esprit s’était élevé à un haut degré de philosophie. Ses convictions libérales provenaient d’un amour profond des hommes. Il n’avait pas cette naïveté de nier leurs défauts, mais il soutenait que tous avaient des qualités, que l’art de gouverner était de les chercher, de savoir les découvrir et de leur faire appel. Il avait horreur du pessimisme.

Ce n’était pas le vieillard aigri, se tournant sans cesse vers le passé. Sa parole avait conservé toute sa grâce, ses souvenirs toute leur précision, ses jugemens toute leur portée. Il avait vu des temps si divers, avait si bien compris leur caractère, que sa mémoire reflétait l’histoire de notre siècle. Son cœur avait battu pour toutes les grandes causes qui avaient animé la France. Il avait applaudi à nos dernières victoires de l’Empire, il avait porté le deuil de Waterloo, il avait vu dans la Charte l’union de nos jeunes libertés avec les vieilles traditions monarchiques. Le jour où l’ancien régime avait brisé cette alliance, il avait consacré ses efforts à sauver la liberté en faisant sortir des ruines une monarchie nouvelle et à la fonder Pendant dix-huit ans, il s’était voué à cette grande œuvre, y apportant, avec tous les hommes de sa génération, ce que la passion de réussir peut inspirer de volonté à de puissantes intelligences. Il suffit de quelques mois d’aveuglement, de quelques heures de désarroi (dont on va lire le récit) pour anéantir cette noble tentative, comme si l’histoire avait voulu montrer la fragilité des trônes en face de la démocratie.