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avec les autres. Les seconds n’avaient d’autre idée que de se tenir à l’écart et le plus loin possible de leurs collègues, de manière à pouvoir les désavouer ou se séparer d’eux après les événemens. Quand on avait besoin de leur concours, ils étaient absens et il fallait leur télégraphier à travers toute la province, quelquefois même en dehors des frontières. Les télégrammes parvenaient difficilement à les « toucher, » suivant l’expression consacrée. Tel est le spectacle que le gouvernement a donné pendant les vacances. Parfois un ministre, ou deux, donnaient leur démission, et un autre ministre, ou deux, exprimaient le désir de donner la leur, sans aller toutefois jusqu’au bout. Rien de plus déconcertant, ni de plus démoralisant pour l’esprit public, auquel le principal devoir du gouvernement est de donner une direction. Comment l’aurait-il fait, puisqu’il n’en avait pas ? Les girouettes conservaient du moins sur lui la supériorité de ne tourner qu’avec le vent, tandis qu’il tournait de lui-même et sur lui-même, en vertu d’un mécanisme intérieur dont la perspicacité la plus aiguisée reste impuissante à déterminer la loi.

Cet état de fluctuation intérieure a probablement agi sur M. le ministre de la Guerre, et l’a conduit à donner sa démission dans les circonstances qu’on connaît. Il est impossible d’approuver la conduite de M. le général Chanoine, ou même de l’excuser ; mais il reste à l’expliquer, si ce n’est pas trop ambitieux dans l’extrême confusion où nous sommes. Sans doute il a eu tort de remettre sa démission à la Chambre des députés, qui n’était pas apte à la recevoir, et il a méconnu en agissant ainsi quelque chose de plus sacré encore qu’un usage. Au moment même où l’incident s’est produit, et au milieu du désarroi qu’il a fait naître, M. Brisson a déclaré qu’il en était le premier surpris. M. le général Chanoine n’avait pas prévenu ses collègues de son intention ; il avait pris part à toutes les délibérations du Conseil ; il s’y était associé. Dès lors, avait-il le droit de décliner tout d’un coup une responsabilité qu’il avait acceptée jusque-là ? Non, certes. Il y a, en politique, des points qui restent tellement clairs, même au milieu des obscurités ambiantes, qu’il n’est pas permis d’y fermer les yeux. M. le général Zurlinden était venu, il avait vu le dossier, et il était parti. Nous n’avons rien à reprendre à cette conduite. Mais M. le général Chanoine est venu, il a vu le dossier, il l’a communiqué au ministère public, et il est resté. Tout le monde a pu, et même dû croire qu’il était d’accord avec M. Brisson. Peut-être l’aurait-il été jusqu’au bout si M. Brisson avait été vraiment d’accord avec tous ses autres collègues, et si lui, général Chanoine, pour son apprentissage politique, ne s’était